FACE A L'AMERIQUE, le temps de la raison

Mars 2003

 

FACE A L'AMÉRIQUE,

LE TEMPS DE LA RAISON

 

On a entendu des horreurs dites contre la France. On l'a prétendue lâche. Il faut pourtant du courage pour se dresser face à la puissance des États-Unis. Ayant un avis différent de ces derniers, on l'a accusée de mettre en péril l'institution des Nations-Unis et celle de l'Union Européenne. Mais depuis quand démocratie doit-elle rimer avec soumission? Dans cette affaire, la France n'a jamais demandé qu'une chose, le respect du droit. Tous les États exigeaient l'éradication des armes irakiennes de destruction massive. Cela devait se faire. Mais dans le respect des règles. Puisque mis en demeure de plier devant les injonctions du Conseil de Sécurité, Saddam Hussein s'inclinait, l'usage de la force n'avait plus de raison d'être. On a alors vu les États-Unis s'abaisser. Car on ne peut se réclamer du droit et abuser de la force. La France, elle, en est sortie grandie. Les peuples l'ont compris. Les musulmans surtout. Aujourd'hui, jouissant d'un crédit considérable, notre pays, s'il le veut, peut faire reculer la menace d'une "guerre des civilisations."

 Car il faut comprendre la situation. Deux noyaux durs, deux extrémismes se font face. L'un se nourrit du fanatisme d'une partie du peuple juif. Une partie seulement de ce peuple, mais active et puissante.

 Ce pôle de haine, à coups de propagande, entretient un état d'esprit paranoïaque parmi les juifs. Partout, en France en particulier, il dénonce les persécutions "antisémites," comme ils disent.

Des excès ont eu lieu, mais les agitateurs sionistes en exagèrent l'importance. Comment expliquer autrement le nombre de juifs, à Paris, arborant sans crainte leur kipa dans les lieux publics? Ils en ont le droit, mais révèlent aussi l'insignifiance du danger. Surtout, on parle moins des sévices infligés aux musulmans. Pas du tout de ceux dont les chrétiens sont victimes.

Lancés par des agitateurs, les cris d'alarme à "l'antisémitisme," disproportionnés au regard du danger réel, permettent au noyau des fanatiques, les plus durs parmi les sionistes, de manipuler les gens de leur communauté.

On voit cette méthode utilisée par Sharon en Israël. Il a d'abord suscité la colère des Palestiniens, et provoqué ainsi l'Intifada, en se rendant en septembre 2000 sur l'esplanade des mosquées de Jérusalem. Lieu sacré aux yeux des musulmans. Puis, candidat aux élections, il a promis de ramener le calme. Pourtant, devenu depuis Premier ministre, il s'évertue à entretenir le climat de violence. Quand la tension baisse, par ses raids meurtriers dans les zones palestiniennes, on le voit attiser à nouveau la haine .

Comme nous estimons le peuple allemand autrefois abusé par la propagande nazie, le russe par celle des Soviétiques, nous croyons le plus grand nombre des juifs, aujourd'hui victime de fanatiques issus de ses rangs. Dans la diaspora et en Israël.

Cependant, ce fanatisme ne serait rien si la principale puissance mondiale ne le soutenait pas. Inutile de revenir sur les raisons de la complicité entre propagandistes sionistes et milieux politiques américains, principalement conservateurs. Il suffit de voir les effets de leur collusion en Irak ou dans les territoires palestiniens.

Cette réalité ne doit cependant pas occulter l'existence de l'autre noyau dur. De l'autre extrémisme. Celui d'Oussama Ben Laden et de ses semblables.

 Ben Laden

 Deux causes l'alimentent.

La première prend sa source dans le Coran, livre saint de tous les musulmans. Pas plus que la croyance hébraïque, nous ne voulons attaquer l'islam. Il est pourtant une réalité: dans la religion de Mahomet, nous relevons des appels à la violence. Violence "sacrée, " certes, mais violence quand même. Une quarantaine de versets légifèrent sur le "jihad. " Ben Laden, quand il les cite, ne les invente pas.

 LE JIHAD DANS LE CORAN

"Combattez-les jusqu'à l'élimination de toute subversion et jusqu'à ce que le culte soit rendu seulement à Dieu..." (Sourate II, verset 193).

"Ceux des croyants qui demeurent dans leurs foyers ne sont pas égaux aux croyants qui exposent leurs biens et leurs personnes dans la lutte pour la cause de Dieu..." (Sourate IV, verset 95).

"La rétribution de ceux qui font la guerre à Dieu et à son Prophète et sèment le désordre sur la terre sera l'exécution ou la crucifixion ou l'ablation des mains et des pieds ou le bannissement de leur pays..." (Sourate V, verset 33).

"Que les infidèles ne s'imaginent pas qu'ils ont pris de l'avance. Certes, ils ne sauraient nous tenir en échec. Préparez contre eux ce que vous pouvez comme force et comme chevaux. Ainsi vous terroriserez les ennemis de Dieu, les vôtres et d'autres encore que vous ne connaissez pas, mais que Dieu connaît..." (Sourate VIII, versets 59 et 60)

"Lorsque vous affrontez les impies, tranchez-leur le cou jusqu'à reddition. Enchaînez alors les captifs solidement..." (Sourate XLVII, verset 4)

(D'après la traduction du Coran effectuée par le cheikh Si Boubakeur Hamza, ancien recteur de la Mosquée de Paris et père de l'actuel maître des lieux).

Il serait fou de croire pour autant tous les musulmans prêts à en découdre au moindre prétexte. Ces préceptes de guerre n'ont d'effet que sur des esprits fanatisés, mais aussi, il faut le comprendre, sur les victimes d'une iniquité devenue insupportable.

Nous venons d'évoquer là, la seconde cause du fanatisme montant dans le monde musulman: l'injustice créée et entretenue par Israël et les États-Unis.

En Orient, on reproche à Washington sa politique du "double standard." En d'autres termes, son extrême exigence à l'égard des musulmans et son indulgence quand il s'agit des excès commis par les Israéliens.

Que leur répondre?

  Il faudrait être aveugle pour ne pas voir l'État hébreu privilégié par Washington et les nations musulmanes réduites, dans le meilleur cas, à la condition de supplétifs de l'armée américaine, au pire, à peine mieux considérées que du bétail.
Pour le prouver? A-t-on vu les États-Unis s'élever contre les destructions en plein hiver de maisons palestiniennes par l'armée israélienne? Ont-ils déploré la mort de femmes et d'enfants ensevelis vivants sous leurs habitations en ruines? Ont-ils même menacé les Israéliens de représailles économiques, s'ils ne cessaient pas leurs attaques, causant la mort de plus de civils que d'hommes armés, contre des camps surpeuplés?

Non, au contraire, puisque, dans le même temps, le Congrès américain votait pour l'État hébreu les crédits militaires les plus importants jamais accordés à un pays étranger.

Nous ajouterons. Les États-Unis, bombarderaient-ils Israël, comme ils viennent de le faire pour l'Irak, afin d'obliger Sharon à appliquer les résolutions des Nations-Unies? Le feraient-ils au risque de tuer autant de civils israéliens, qu'ils ont tué d'Irakiens innocents? La réponse, nous la connaissons tous, c'est non. Que personne ne s'y trompe, nous nous en réjouissons.

Cependant, nos motivations sont différentes de celles des États-Unis. Pour eux, une vie israélienne pèse plus que celle d'un Arabe, qu'il soit musulman ou chrétien. Avec ses tripes, tout le monde le sent en Orient. Résultat, la tonalité humaniste du discours de Washington, perçu comme hypocrite, exacerbe encore le sentiment de frustration.

Pour couronner le tout, les Arabes et les musulmans d'autres nations, comme ceux du Pakistan et d'Indonésie, voient leurs gouvernants servir les intérêts de Washington.

Tout cela mêlé, frustration, colère et sentiment d'impuissance, pousse nombre de musulmans à se jeter dans les bras des sergents recruteurs de Ben Laden. Ils se sentent prêts à mourir pour satisfaire un besoin de vengeance, plus pressant à leurs yeux que celui de vivre. La religion musulmane, du moins sa lecture littérale, fait le reste. Et l'on voit des jeunes gens, fous de colère passant pour des "fous de Dieu," tuer leur corps pour ne plus entendre la souffrance de leur âme.

 Ben Laden, d'un côté, l'axe Sharon-Bush, de l'autre, constituent les deux pièces de la machine infernale à fabriquer des terroristes.

 

Il faut s'interroger. Comment briser cette mécanique de guerre? Comment échapper à la surenchère de haine voulue par les deux noyaux durs du fanatisme?

Dans le principe, rien de plus facile: il suffit de s'attaquer aux causes. Mais, en pratique, tout repose, d'un côté sur la volonté de l'Occident, de l'autre sur celle des dirigeants musulmans. Voilà le nœud de l'intrigue. Tout le monde le sait, mais personne ne le dit. Car le dire reviendrait à prendre le risque de devoir agir. Alors nos responsables politiques se taisent. Par lâcheté. Pour protéger leur carrière.


 Il faudrait d'abord un peu plus de justice dans la manière de Washington de traiter avec l'ensemble musulman. Il faudrait, en priorité, régler le problème palestinien, principale raison de la colère de tout le Moyen-Orient. Il faudrait, surtout, l'Europe et les États-Unis acceptant de traiter Israël comme les autres États de la région.

L'Occident devrait saisir les Nations-Unies et obliger Israël à entrer dans le rang. Exiger de lui ce que nous demandons aux autres. Et, pour commencer, le forcer, quitte à lui imposer un blocus économique, à rappeler son armée à l'intérieur de ses frontières.

Il doit certes avoir le droit de se défendre des attaques terroristes. Mais avec des moyens policiers, et non militaires, dans les limites de ses frontières et en collaboration avec le gouvernement palestinien obligé, lui aussi, à respecter le droit international.

Dans le principe, 2000 ans après la disparition de l'entité biblique, le droit à l'existence de l'État d'Israël est déjà contestable. Aussi, si Sharon ne pliait pas, la légitimité de ce pays devrait être remise en question. Car, en tant qu'État, quand on doit tout aux Nations-Unies, il est indécent de fouler aux pieds toutes les décisions de la même institution.

A pareils propos, on imagine les hurlements des Sionistes. Leurs imprécations. Plus que jamais leur recours au souvenir des victimes des atrocités nazies. Le monde a l'habitude. Surtout, il est temps de ne plus laisser un passé douloureux servir d'alibi à des crimes présents. Car, aujourd'hui, avec leurs barbelés et leurs miradors (s'en rendent-ils comptent?) les Israéliens sont devenus les gérants du plus vaste des ghettos, le territoire palestinien.

 Quelles qu'en soient les raisons, on ne peut accepter un pays, Israël, insoumis à l'autorité internationale, et mettant en péril par ses agissements la sécurité de la planète entière.

 Voilà pour les obligations de l’Occident, d’Israël aussi. Celles du monde musulman ne sont pas moindres.

On a vu quels versets guerriers le Coran peut offrir, comme référence aux adultes ou comme enseignement aux enfants. L’islam n’est pas la seule religion monothéiste à traiter du sujet de la guerre. Le judaïsme le fait. Même si le catholicisme, centré sur l’Évangile, est dans le dogme non-violent, pacifiste même, au cours de l’Histoire toutes les branches du christianisme ont aussi recouru à la violence.

Mais l’islam présente une spécificité. Pour les musulmans, le Coran, révélé à Mahomet par l’ange Gabriel, est la parole même du Créateur, "valable en tous temps et en tous lieux." Toujours selon eux, on lit dans "le Livre" des ordres intangibles donnés aux hommes par la Divinité.

Or, reprenant les versets coraniques concernant le "jihad," on frémit. Il ne s’agit pas seulement de guerre mais de combattre pour "la cause de Dieu."

 Il faut savoir. Chez les sunnites, 90% de la communauté musulmane, il n’existe pas de hiérarchie religieuse. Il suffit d’un rassemblement de quelques "ouléma," ou experts en matière religieuse, pour décréter le "jihad." Même sans l’accord du pouvoir politique. Contre lui, même.

Ben Laden l’a bien montré, s’appuyant sur les "fatwas", "avis juridiques" "d’ouléma" indépendants des autorités étatiques pour faire légitimer, au nom du Coran, son "jihad" contre "l’Occident croisé" et les "régimes arabes corrompus."

 "Combattez-les... jusqu’à ce que le culte soit rendu seulement à Dieu..."
"... vous terroriserez les ennemis de Dieu..."
"Lorsque vous affrontez les impies, tranchez-leur le cou..."

A première vue, on peut se croire dans une impasse. Acculé entre un texte inaltérable et une autorité religieuse décentralisée échappant à tout contrôle. Il existe pourtant une solution passant par un processus propre à l’islam: "l’ijtihad."
On désigne sous ce terme, signifiant littéralement effort, le travail de réflexion et d’interprétation réalisé à partir du Coran, des propos tenus par Mahomet (hadith) et de ses faits et gestes. Du VIIIème siècle au XIXème siècle, cette méthode a permis de constituer des corpus juridiques et sociaux intitulés "charia."

Cependant, autorisant une liberté d’opinion, "l’ijtihad" fait peur aux pouvoirs politiques et aux élites religieuses. Aussi, depuis neuf siècles, pour les sunnites, "l’ijtihad" est-il "fermé." Chez les chiites, du moins les plus nombreux, les "duodécimains" (1), il demeure actif mais strictement contrôlé par le clergé.

Les ressources de "l’ijtihad" sont pourtant infinies. Déjà, au VIIème siècle, successeur de Mahomet et deuxième calife, Omar voyait son empire souffrant d’une terrible famine causée, il est vrai, par la guerre et la conquête arabo-musulmane. Résultat, pour survivre, les gens volaient.

Omar, alors, suspendit l’amputation de la main des voleurs, peine pourtant prescrite par le Coran. Une sorte de Pharisien de ces temps, un islamiste, dirions-nous aujourd’hui, interpella le calife lui reprochant "de ne pas appliquer la loi de Dieu." Celui-ci, selon la tradition, lui répondit: "Veux-tu donc que je coupe les mains de la moitié de mes sujets?"

Omar avait procédé à un "ijtihad" et montré ainsi la voie à suivre pour les générations à venir. L’évolution et l’adaptation à un nouveau contexte ne sont pas étrangers à l’islam. Mais la plupart des décideurs du monde musulman s’y opposent, par crainte du changement ou par peur de perdre des positions acquises.

Il s’agit là de l’opinion d’un non-musulman, opposeront certains. Certes, pas seulement cependant. Nous connaissons nombre d’hommes et de femmes pratiquants convaincus de la religion de Mahomet, disant la même chose. Mais ils sont minoritaires, pris entre la masse ignorante et des élites sclérosées.

Encore faudrait-il les écouter. Pourquoi pas, les soutenir. L’un d’eux s’appelle Hussein Amin. Ancien diplomate égyptien, il écrit: "L’islam doit, aujourd’hui comme au temps de sa naissance, s’orienter vers la solution des problèmes contemporains... (Il doit) admettre cette vérité d’évidence que notre société islamique fait partie d’un monde qui devient chaque jour davantage un seul monde..." Plus loin, "On ne peut appliquer le même traitement à la société bédouine (du Prophète) et à la société moderne." (2)

Mais cette ouverture a besoin d’un environnement de confiance.

Voilà pourquoi, les choix de la France, de Chirac et de Villepin sont, des vecteurs d’espoir. Ils ouvrent la porte de la négociation. Ils brisent l’étreinte de la logique de guerre voulue par les "deux noyaux durs" du fanatisme.

Nous le disons quand, souvent, nous avons critiqué la politique chiraquienne. Quand, dans l’avenir, nous sommes prêts à recommencer chaque fois que nous la désapprouverons.

En attendant, nous ne pouvons que saluer le discours de Villepin du 27 mars devant "l’Institut International d’Études Stratégiques de Londres." Car il y a défendu nos valeurs.

"Comment, a-t-il dit, ne pas voir les risques d’une incompréhension grandissante entre les peuples, qui pourrait aboutir à un affrontement entre les cultures?"

Il faut, créant un environnement de justice, réduire l’audience de Ben Laden et de ses complices. Il faut, aidant l’islam à rentrer dans le siècle, isoler les islamistes. En bref, il faut sortir les musulmans de la paranoïa dans laquelle Sharon et Bush les enferment.

Il le faut parce que, avec ou sans l’Amérique, nous voulons entrer dans le temps de la raison.


(1) Les chiites duodécimains, comme les Iraniens, se réfèrent à une chaîne de 12 imams. Les septimains, dont les ismaéliens, ne reconnaissent que les 7 premiers.
(2) "Le livre du musulman désemparé," La Découverte, avril 1992.

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