Un Sénégalais aux Français,
habitants de sa patrie de coeur, la France.

janvier 2017

 

Présentation:

 

L'auteur est un universitaire sénégalais. Il écrit influencé par le contexte dans lequel il vit: une grande ville d'Afrique elle aussi menacée par le jihadisme. On peut ne pas être d'accord avec sa vision des choses. On doit néanmoins réfléchir à ce qu'il dit. Certains en France nous proposent des solutions radicales toutes droites importées d'Israël pour nous protéger du terrorisme. Le résultat n'est pourtant pas probant dans ce pays. Si sa population est bien moindre, les attentats sont en effet bien plus nombreux qu'en France. Sur un plan purement sécuritaire, l'approche israélienne ne nous semble donc pas la bonne...

 

Il existe un lien, une histoire plusieurs fois séculaire entre nos deux peuples. Auprès de vous nous avons appris à bâtir un Etat, une nation. Voilà pourquoi j’ai été blessé par les attaques que vous subissez sur votre sol. C’est aussi pourquoi, affectueusement, j’ai ressenti le besoin de vous dire le fond de ma pensée.

Les attentats qui se sont succédés en France ont généré une forte inquiétude. Aucune raison ne peut justifier cette criminalité abjecte. Cependant, il existe des explications.

La France en montant au front dans plusieurs pays, comme la Syrie ou la Libye, voire en intervenant aux côtés des Etats africains au Mali, a bien sûr attiré la foudre sur elle.

Aussi le renforcement de l’engagement militaire de Paris dans les coalitions de guerre et l’annonce de l’intensification des frappes dans la foulée des attentats, tout en étant légitimes, ne sauraient constituer des réponses efficaces. L’émotion du moment se comprend mais ne doit pas dicter les décisions politiques.

L’autre explication est d’ordre interne. Depuis plusieurs décennies les autorités françaises ont cru pouvoir contenir la frustration des minorités issues de l’immigration, au premier chef celle d’origine maghrébine. Aussi n’y a t-il jamais eu de politiques "sérieuses" d’intégration? Ces minorités sont toujours entassées dans la périphérie des villes, trop souvent à l’écart des opportunités menant à la réussite, même si certains, grâce à leur talent et à leur acharnement, ont fini par s’imposer. Quant aux programmes conçus en faveur des quartiers dits "sensibles" et "prioritaires", ils restent d’une taille trop modeste à la vue de l’ampleur du problème.

Conséquence grave, la quasi totalité des populations immigrées vit au quotidien dans une incertitude identitaire. Ce vécu entraîne un délitement culturel et politique dans les "territoires perdus de la République" sur fond de violences et de bricolage "d’identités meurtrières".

Par ailleurs, vu d’Afrique, on a le sentiment que la société française actuelle, suivant un modèle "darwinien", instaure un système de castes dont l'aboutissement ne peut être qu’un conflit généralisé. Quand la France tend à oublier ses fondamentaux basés sur la laïcité et la promotioon au mérite, la radicalisation religieuse trouve là un terreau fertile pour s’exprimer et embrigader au détriment de la notion même de citoyenneté.

En outre, j’entends dire et écrire que la France est en guerre. S’il y a lieu pour votre pays de se mettre en ordre de guerre, cette décision devrait s’accompagner d’une autocritique dans les domaines évoqués plus haut.

Les grands principes et les valeurs du modèle laïc et républicain ne doivent pas être remis en cause car les lumières qui font la grandeur de la France s’affaibliraient. La société française, dont nous avons aussi bénéficié de certains aspects positifs au Sénégal, tendraient à se lézarder. Les valeurs et principes sur lesquels elles se fondaient sont déjà attaqués. Pour moi ce n’est pas en reproduisant la rigueur brouillone de Nicolas Sarkozy que vous trouverez des réponses.

Ma désolation va grandissante quand j’entends le débat s’orienter vers l’importation en France du modèle israélien de sécurité. Insidieusement une grande partie de la presse et certains intellectuels le préconisent. L’instauration d’un Etat policier en France annoncerait un recul incroyable pour ce pays. En outre, si les Français peuvent accepter une limitation de leurs droits pendant une durée limitée, je ne peux pas croire qu’ils le puissent indéfiniment. L’histoire des droits et des libertés fondamentales dans votre pays est là pour en témoigner.

S’ajoutant aux attaques terroristes, l’instauration d’un État policier accentuerait le repli de la société française sur elle-même. Dans le même temps, elle favoriserait la multiplication des exclusions, elles mêmes propices au développement d’idéologies criminelles. C'est un cercle vicieux qui se mettrait en place.

Déjà, vous tendez à réduire les jihadistes à des inadaptés sociaux, à des cas relevant de la psychiatrie qui se sont trouvé une idéologie meurtrière. Vous multipliez les concepts et paradigmes supposés révélateurs comme la « théorie du loup solitaire » ou celle du « jihadisme de troisième génération ». Vos décideurs omettent de tenir compte du fait politico-économique et social. Il voit dans le développement du radicalisme religieux une cause, alors qu’il est la conséquence, l’aboutissement.

Les analystes oublient trop souvent la mécanique sociale qui a conduit à la radicalisation. Le fait de mener une attaque terroriste, un acte extrême, le point d’orgue de toute une vie dans l’esprit de son auteur, est une chose. Le cheminement permettant d’en arriver là en est une autre. Le premier est religieux, le second est souvent politique, économique ou social. La lutte contre le terrorisme, pour être efficace, doit aussi, presque d’abord, se focaliser sur le second.

Je dis cela en toute humilité mais surtout parce que, musulmans, chrétiens, athées ou quelque soit notre manière de nous identifier, nous sommes tous sur le même bateau. Les jihadistes auront au moins mis cela en évidence.

Saliou Faye

Centre de Recherches sur le terrorisme depuis le 11 septembre 2001
 www.recherches-sur-le-terrorisme.com

 

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