LE VASE DÉBORDE EN TURQUIE

septembre 2013

Le 5 août, la Justice turque rendait son verdict dans le procès Ergenekon. Sur 275 accusés, certes 21 ont été acquittés, mais 19 peines de prison à vie ont été prononcées, au premier rang le général Ilker Basbug, ancien chef d’état-major des armées et aujourd’hui retraité. A ses côtés, l’ancien chef de la gendarmerie et l’ancien commandant de la première armée mais aussi Dogu Perinçek, le chef du Parti des travailleurs et Runcay Ozkan, un journaliste. Les autres condamnations ne donnaient pas non plus dans la modération puisque trois élus de l’opposition ont écopé de peines allant de 12 à 35 ans de prison. Hamit Bozarslan, historien d’origine turque vivant en Europe, n’a rien d’un partisan des militaires. Il dit : « Au cours des cinq années de procédure, les accusations se sont progressivement étendues à des intellectuels et des journalistes qu’on imagine difficilement impliqués dans ce complot. C’est un procès bâclé, avec des
éléments de procédure contestables, et à forte dimension politique, où le nombre d’accusés et la nature des accusations sont délirants
». Pour se forger une opinion, il faut replacer l’affaire Ergenekon dans le contexte de la confiscation de pouvoir par les islamistes au pouvoir en Turquie.

Le 11 juin au matin, à Istanbul, avec des blindés, la police turque reprenait le contrôle de la place Taksim. Depuis une quinzaine de jours, elle était l’épicentre de la contestation contre le régime islamiste. Le soir, cependant, des irréductibles revenaient défier les forces de l’ordre. À son tour, après les pays arabes et l’Iran, le pouvoir turc se voit remis en question par la rue.

Tout a commencé le 27 mai par des manifestations à Istanbul pour empêcher la construction d’un centre commercial dans le parc Gezi, situé dans le prolongement de la place Taksim. Mais le malaise est bien plus profond.

Après plusieurs dizaines d’années dans l’opposition sous diverses dénominations, en novembre 2002, le parti islamiste de l’AKP arrivait au pouvoir. En mars 2003, Recep Tayyip Erdogan devenait le Premier ministre. Cette victoire ils la devaient, d’une part, à la gabegie des gouvernements qui se sont succédés aux affaires depuis 1945. D’autre part à l’activisme des islamistes auprès d’une population abandonnée. Mettant sur pied des entreprises, ils avaient généré des emplois en même temps que des profits redistribués par leurs organisations caritatives.

Aujourd’hui, confortant l’AKP, la Turquie jouit d’une embellie économique incontestable avec un taux de croissance insolent de 8,5% en 2011, même s’il est descendu à 2,2% en 2012 en raison de la crise traversée par l’Europe.

Cependant, dans le même temps, les apparatchiks de l’AKP travaillent à neutraliser les contre-pouvoirs et à « réislamiser » la société. En clair à faire de la charia la loi du pays. Les coups portés à la légalité sont tus par l’Occident soucieux d’intégrer la Turquie à ses espaces politique et économique. Ils ne manquent pourtant pas.

Depuis leur accession aux affaires, les islamistes prennent place en silence dans l’administration, dans la police et même dans l’armée, se substituant aux fonctionnaires kémalistes. L’imam Fethullah Gülen, à la tête d’un réseau mondial d’écoles religieuses turques, est particulièrement actif dans ce domaine.

En juin 2007, comme pour accélérer le processus d’éradication, éclatait l’affaire Ergenekon. En l’espace de deux ans plus de 300 personnes étaient arrêtées et accusées de fomenter un complot armé. Peu crédible. Parmi ces gens, plusieurs généraux et officiers supérieurs mais aussi des magistrats, des universitaires, des mafieux et, pêle-mêle, des militants d’extrême droite comme d’extrême gauche. Comme par hasard, c’est le quotidien Zaman, propriété de Gülen, qui a lancé l’accusation de complot.

En août 2007, avec l’élection d’un autre islamiste, Abdullah Gül, à la Présidence de la République, on assistait à un durcissement du régime. En février de l’année suivante, les députés votaient un amendement de la Constitution pour tenter de lever l’interdiction du voile islamique dans les universités.

Les 6 et 7 mars 2011, six journalistes étaient arrêtés, dont Nedim Sener qui a reçu en 2010 le prix de « Héros da la liberté de la presse dans le monde ». Fin décembre 2012, on comptait 49 journalistes incarcérés en Turquie.

Enfin, le 24 mai dernier, le Parlement adoptait une loi limitant la consommation de l’alcool et en interdisant la vente à partir de 22 heures. Aussi comprend-on bien que le projet de centre commercial à la place du parc Gezi n’est que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase pour une partie de la population... les modernistes. En Turquie ce sont les islamistes qui l’ont emporté, pour l’instant !

Centre de Recherches sur le terrorisme depuis le 11 septembre 2001
 www.recherches-sur-le-terrorisme.com

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