QUI GOUVERNE EN ALGÉRIE ?

janvier 2016

Les 3 et 4 décembre 2015, le Président algérien, Abdelaziz Bouteflika, se déplaçait à nouveau en France, pour se faire soigner à Grenoble, au Groupe hospitalier mutualiste où son cardiologue exerce ses fonctions. Sur son état, secret
médical. Des témoins le disent néanmoins l’air hébété et incapable de se mouvoir par lui-même. On le déplace dans un fauteuil roulant.

O
n le sait dans cet état depuis un AVC dont il a été victime en 2013, à l’âge de 76 ans. Cela ne l’a pourtant pas empêché de se représenter aux élections présidentielles, en 2014, et d’obtenir 81,53% des suffrages exprimés ! Qui dit mieux ?

Mais la pilule passe mal aux yeux des notables algériens. Du moins de ceux qui ne bénéficient plus des avantages du régime. En mars 2014, en pleine campagne électorale, Ahmed Bencherif, un ancien commandant de la Gendarmerie nationale, faisait la manchette du quotidien « Liberté ». Au cours d’une conférence de presse, il a brandi son portable en disant : « J’ai le numéro de téléphone personnel d’Abdelaziz Bouteflika sur cet appareil. Je l’ai appelé plusieurs fois ces derniers temps. Il n’arrive même pas à parler. Il est complètement inconscient ». « Je suis résolument opposé à un 4ème mandat de Bouteflika », concluait-il.

Mais alors, qui gouverne ? Pour Bencherif, la réponse est évidente. Il dit Saïd Bouteflika, le frère du Président, « à la tête d’une mafia politico-financière qui a pris le pouvoir en Algérie, (ceci) depuis la maladie de mon ami Abdelaziz Bouteflika ». En fait, Bencherif dit haut et fort ce que murmure tout le monde à Alger.

Saïd est né en 1957, dernier de la fratrie, de 20 ans plus jeune qu’Abdelaziz. Il vient à Paris en 1983 pour poursuivre ses études et obtient un doctorat à l’Université Pierre-et-Marie-Curie. Après la mort de Boumediene, en difficulté avec les barons du régime, Abdelaziz rejoint Saïd en France, jusqu’à leur retour en Algérie en 1987. Là, à El Biar, dans la banlieue d’Alger, les deux frères habitent le même immeuble.

Depuis l’indépendance, en 1962, remarque-t-on, les Présidents algériens ont peu ou prou toujours été des militaires ou d’anciens militaires. L’armée et les services de renseignement montraient ainsi qui étaient les vrais maîtres du pays. En 1999, à la fin du mandat du général Liamine Zeroual, se pose à nouveau le problème de la succession. Pour redorer le blason de l’Algérie, lui donnant des airs de démocratie, il faut un premier magistrat émanant de la société civile. En même temps, le candidat doit appartenir au sérail pour ne pas remettre en question l’autorité de l’appareil militaire sur le pays.

Le choix se porte sur Abdelaziz Bouteflika. Ancien de l’ALN (1), il y avait néanmoins tenu des fonctions plus politiques. En outre, si depuis son retour il a repris pied dans l’appareil en rejoignant le FLN (2), il ne s’appuie cependant pas sur des réseaux importants. Les militaires le croient contrôlable puisque isolé.

Le résultat est parlant : se présentant devant six autres candidats, Bouteflika rafle 73,5% des suffrages exprimés ! Hocine Aït Ahmed, une icône de la guerre d’indépendance, ne fait un score que de 3,2%. On comprend qu’il y a eu bourrage des urnes.

Cependant, Bouteflika n’arrive pas seul à la Présidence. Son frère, Saïd, l’accompagne. Ce dernier est nommé conseiller à la Présidence. Au début, il se fait discret. Humble même. Puis, à partir de 2003, il monte au créneau. Ali Benflis, organisateur de la campagne électorale d’Abdelaziz en 1999, est alors à la fois Premier ministre et chef du FLN. Saïd le fait limogé en 2003 et s’occupe lui-même de la réélection de son frère en 2004, puis en 2009. Face à cinq concurrents, Abdelaziz remporte 85% des voix la première année, puis 90,24% la seconde année ! On tombe dans la mascarade électorale...

Mais depuis 2005, la santé d’Abdelaziz se dégrade. Il fait de nombreux séjours dans les hôpitaux français, en particulier à l’hôpital militaire du Val de Grâce. L’importance de Saïd prend alors de l’ampleur. C’est lui qui tient l’agenda de son frère. Quiconque veut voir le Président doit passer par Saïd.

En 2013, l’état d’Abdelaziz empire encore. En avril, il est même admis au Val de Grâce pour une attaque cérébrale. Saïd veille au chevet de son frère. Le premier ministre algérien, Abdelmalek Sellal, doit attendre 46 jours avant de voir le chef de l’État. Le journal « Le Matin » (3) affirme même que sept décrets présidentiels ont été signés par Saïd à la place du Président.

Le 16 juillet 2013, après une nouvelle attaque, Abdelaziz rentre à Alger de Paris en fauteuil roulant. Son apparence physique, à l’occasion de ses rares apparitions publiques, font bien comprendre qu’il n’a plus toute sa tête. Comment le croire capable de gouverner ? Pourtant, les décisions continuent de se prendre à la Présidence répondant à une logique de renforcement de l’institution.

La tension apparaît de plus en plus marquée entre l’appareil militaire, principalement la DRS (4), et le pouvoir exécutif. À partir du mois de septembre 2013, plusieurs officiers proches du général Médiène, dit Toufik, le grand patron des services, sont remplacés par des hommes plus accommodants aux souhaits de la Présidence..

En 2014, Abdelaziz, mais ne devrait-on pas dire les frères Bouteflika, décroche un 4ème mandat présidentiel. Les rumeurs d’une succession que prendrait Saïd se font de plus en plus insistantes. En même temps, la tension va croissante entre la Présidence et les militaires. Les attaques aussi se multiplient. Un journaliste, Hicham Aboud, un ancien des renseignements, accuse Saïd de corruption massive, de trafic de stupéfiant et d’homosexualité, un délit en Algérie.

Aboud en rajoute peut-être, mais il n’a pas besoin de beaucoup inventer. Saïd se sert de sa position pour attribuer des marchés publics à des hommes d’affaires qui, en échange, versent de l’argent pour payer les campagnes électorales présidentielles et enrichir les Bouteflika.

Mais Saïd pense au futur. Au cours des années, après avoir pénétré les milieux d’affaires, il a pénétré ceux de l’armée. En particulier les officiers supérieurs qui piaffent d’impatience à des rangs subalternes attendant la mise à l’écart ou le départ à la retraite des généraux qui tiennent le pays dans leurs mains.

A partir de juillet 2015, Saïd sonne l’hallali. Il est temps, le Président peut succomber à n’importe quel moment. Le signal est donné par des coups de feu qui éclatent à Zeralda, cité balnéaire à l’ouest d’Alger où Bouteflika a installé ses bureaux. Provocation du camp présidentiel ou coup manqué d’un clan putschiste ? En tout cas, un par un, les chefs de l’armée sont mis à pied. En septembre, c’est le tour de Toufik, que l’on croyait pourtant intouchable.

Saïd a su faire preuve d’une redoutable efficacité. Reste à savoir si les militaires qu’il a mis en place ne se retourneront pas contre lui le moment venu.

Notes

(1) « Armée de libération nationale », le bras armé du FLN pendant la guerre.
(2) « Front de libération nationale », structure politique créée sous l’Algérie française et pendant des années parti unique.
(3) Quotidien algérien.
(4) Les services de renseignement algériens.
(5) Lire ci-contre
L’étrange fonctionnement de la politique algérienne

 

L'étrange fonctionnement politique de l'Algérie

Le 17 octobre, le général algérien Djamel Kehal s’est rendu à l’aéroport comptant prendre l’avion pour Paris. Là, surprise, la police des frontières lui signifie qu’il ne peut quitter l’Algérie... sur ordre de la Présidence.

Kehal a été limogé sur décision du Président Abdelaziz Bouteflika à la fin du mois de juillet. Depuis 2004, il exerçait les fonctions de chef de la sécurité du même Bouteflika. Il a été viré en même temps que le général Ali Bendaoud, directeur de la Sécurité intérieure, une branche des services de renseignements, et que le général Ahmad Moulay Méliani, le chef de la Garde républicaine.

Ceci s’ajoute à la mise à l’écart du général Mohamed Mediene, dit Toufik, le patron de la DRS, les renseignements algériens (1), et l’arrestation du général Hassan, de son vrai nom Abdelkader Ait-Ouarab (2), à la fin du mois d’août. Bouteflika procède bien à une mise à l’écart des patrons de l’armée.

Ce grand nettoyage serait lié à des coups de feu qui ont éclaté dans les locaux réservés aux apparatchiks du régime à Zeralda, cité balnéaire à l’ouest d’Alger créée par les Français en 1844 et qui fut la garnison du 1er REP. Bouteflika a installé-là ses bureaux.

Tout cela inspire plus de questions de que de réponses. En effet, Bouteflika a été mis en place par les généraux en 1999 grâce à des élections « à l’algérienne ». Il était leur alibi civil qui leur permettait de diriger le pays en coulisse. Au cours des années, le Président a néanmoins gagné en influence et les militaires l’ont trouvé de plus en plus gênant.

L’explication d’un Bouteflika cherchant à neutraliser la vieille garde des généraux, en limogeant les plus influents d’entre eux, apparaît néanmoins un peu courte. D’une part, le Président est âgé de 78 ans. Surtout il est usé et très malade. Il est difficile de l’imaginer gérant seul l’élimination de ses parrains.

D’autre part, l’armée et les renseignements, avec les armes, détiennent toujours la réalité du pouvoir. En fait, nous assistons à un putsch interne à l’armée.

En Algérie, une nouvelle génération d’officiers monte. De jeunes généraux et des colonels se débarrassent des dinosaures en s’appuyant sur Bouteflika, lui laissant croire qu’il est le chef. Un nouveau patron va émerger. Après des luttes intestines prévisibles, dans quelques mois on verra un nom nouveau en haut de l’affiche.

Notes


(1) Lire « Changement à la tête des services algériens »
(2) Lire « Un ancien haut responsable de la DRS arrêté à Alger »

Centre de Recherches sur le terrorisme depuis le 11 septembre 2001
 www.recherches-sur-le-terrorisme.com

 

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