Fils dun fonctionnaire de lÉtat égyptien, Hassan al-Banna naquit en 1906 dans le delta du Nil. Son père lui imposa une éducation religieuse stricte. Dans cette ambiance familiale toute en dévotion, le jeune Hassan nourrissait un fort sentiment dadmiration pour la monarchie saoudienne. Il idéalisait sa conquête du trône dArabie et le courant puritain islamiste des Wahhabites, surgi dans la péninsule au XVIIIème siècle. Il écrira plus tard: "Qui aurait pu imaginer que le roi Abdelaziz al Saoud... deviendrait lun des espoirs de la renaissance et de la réunification du monde musulman?" |
Pendant ses études, au Caire, Hassan al-Banna entre en contact avec les intellectuels musulmans du mouvement "salafiyya," ou salafiste, qui se veut dans la tradition des compagnons du prophète Mahomet. En septembre 1927, il obtient son premier poste dinstituteur à Ismaïlia sur le canal de Suez. En mars 1928, il crée la société des Frères musulmans avec une douzaine dautres personnes. En 1929, elle compte déjà 4 sections, 15 en 1932 pour atteindre le chiffre de 300 cellules en 1938. En 1949, on estime les Frères à 2 millions de membres répartis à travers toute lÉgypte. Dès leurs origines, les Frères pêchent en eaux troubles. De son aveu même, Al-Banna reçoit de largent, 500 livres, de la toute puissante "Compagnie du Canal" sous contrôle des Britanniques depuis 1876. Il reçoit aussi un permis pour construire une mosquée. Al-Banna se justifie dabord en déclarant cet argent appartenant de droit au peuple égyptien comme tous les biens de la Compagnie. Plus tard, il niera avoir touché cette aide financière. Il nen restera pas moins en relation secrète avec lAmbassade de Grande-Bretagne. On voit là une constante des organisations islamistes, souvent soutenues, sinon financées, à leurs débuts par de futurs ennemis (*). Brillant orateur, Al-Banna galvanise les foules, jouant sur la frustration de ses compatriotes sous occupation britannique et attribuant tous les malheurs de la communauté musulmane à lOccident. Cependant, son propos garde une tonalité religieuse, appelant à la stricte observance des préceptes coraniques. |
Logo des Frères Musulmans |
Dans leur premier journal, créé vers 1930, les Frères publient leur profession de foi. On lit: "Je crois que tout est sous lordre de Dieu, que Mohammad (Mahomet) est le sceau de toute prophétie adressée à tous les hommes... que le Coran est le Livre de Dieu, que lislam est une Loi complète pour diriger cette vie et lautre..." "Lislam est une
loi complète pour diriger cette vie..." Tout
est là. Érigeant Ensuite, parce quaujourdhui, de nombreux musulmans ne voient pas, dans les règles coraniques, une référence obligée pour la direction des affaires publiques, ou de la vie privée. Voilà en tout cas où lislam préconisé par les Frères se heurte, sinon aux conceptions laïques, du moins à la réalité multiconfessionnelle des ensembles nationaux daujourdhui. Car, nul ne saurait élever ses règles religieuses au rang de loi dun pays sans porter préjudice aux fidèles des autres croyances. Une religion, si elle peut-être lidentifiant de la majorité, ne saurait être imposée à tous ses règles. Le credo des Frères poursuit: "Je renforcerai les rites et la langue de lislam..." La langue arabe, celle du coran, devient objet de sacralisation. A ce titre, il convient den préserver la "pureté" et den répandre lusage. Voire de limposer. Comme, dans le passé, aux chrétiens du Liban. Comme aujourdhui, aux Maghrébins berbérophones. Et, plus loin, le document de préciser les aspirations hégémoniques de son inspirateur: "Je crois que le musulman a le devoir de faire revivre lIslam par la renaissance de ses différents peuples, par le retour à sa législation propre (la charia); que la bannière de lislam doit couvrir le genre humain; que chaque musulman a pour mission déduquer le monde selon les principes de lIslam..." On voit là les Frères révéler leur volonté prosélyte. Il ny aurait rien à dire sils acceptaient la réciproque des autres courants religieux, y compris non musulmans. Mais, en Égypte, par exemple, sous leur influence, les lois de lÉtat interdisent la conversion dun musulman. |
|
A la tête des frères, Al-Banna se donne le titre de "Mourched al aam" (Guide général). Il dirige assisté dun conseil de 12 à 20 membres nommés par lui. A la base, une assemblée élue ne jouit que dun rôle consultatif. Le Guide détient tous les pouvoirs. Son autorité sappuie sur un serment dallégeance à sa personne prononcé par chacune des recrues. "Je mengage envers Dieu, le Très-Haut, le Très-Grand, dit le postulant, à adhérer fermement au message des Frères musulmans, à accomplir pour lui le "jihad" (la guerre sainte), à avoir entière confiance en son chef et à lui obéir totalement en toute circonstance heureuse ou malheureuse..." Née à lépoque de lessor du fascisme et du stalinisme, lidéologie des Frères sinscrit dans la même logique totalitaire. La religion en plus. De là à la fascination pour la force, il ny a pas loin. Dans le serment dallégeance, le terme "jihad" est déterminant. Rapidement, les Frères se dotent dune force militaire. Dabord au sein de leur organisation de scoutisme, où un millier de jeunes gens portait des armes. En 1936, lors du soulèvement arabe en Palestine, puis en 1948, pendant la première guerre israélo-arabe, ils participent aux combats. Puis les Frères se dotent dune structure militaire clandestine, l"Organisation secrète," commandée par Saleh Achmaoui. Dès 1940, une relation se noue entre cette Organisation secrète et les cadres de larmée, futurs putschistes, des "Officiers libres." Anouar al-Sadate, très lié à Gamal Abdel Nasser, fournit des armes à la confrérie. En 1944, Nasser établit même une connexion directe entre elle et lui. |
Les officiers libres, on reconnait: Nasser, Néguib, Salah Salim, Sadate |
Cet activisme finit par inquiéter le pouvoir. Au mois de mars 1948, ce dernier exige la remise des armes de la confrérie et lintégration de ses unités militaires à larmée régulière. Al-Banna ordonne à ses troupes dobéir, mais beaucoup refusent.
Cet incident est révélateur du dilemme des Frères. Leur discours mobilisateur leur assure un recrutement rapide et leur assure une masse de manuvre importante. Mais laction politique, faite de patience et de compromissions, déçoit les recrues les plus motivées, qui refusent dobéir ou quittent la confrérie pour créer des groupes plus radicaux. En ce sens, ils sont les initiateurs des mouvements terroristes agissant au nom du "jihad."
Le contrôle de lorganisation échappe à Al-Banna. Au printemps 1948, un jeune Frère tue un juge. Au mois de novembre, pendant une manifestation de rue de la confrérie, deux officiers anglais sont lynchés. Le 6 décembre, le Premier ministre, Noqrachi, ordonne la dissolution des Frères musulmans. Un étudiant, sorti des rangs de ces derniers, assassine alors le même Premier ministre trois semaines plus tard, quand Al-Banna cherchait à joindre le palais royal pour trouver une issue à la crise. En janvier 1949, les autorités arrêtent 4000 militants. Le 12 février 1949, dans des circonstances mal élucidées, Hassan Al-Banna meurt, tué dans un attentat organisé, semble-t-il, par la police. Pendant les funérailles, le gouvernement interdit la constitution dun cortège et fait encadrer le cercueil par un détachement de blindés afin déviter des émeutes. |
Hassan al Banna emmené par la police |
Décapité, obligé à la clandestinité, le mouvement survit en dépit de ses divisions internes. Trois tendances se dessinent. La première, conservatrice et de caractère religieux plus accusé, la seconde attirée par laction violente, la troisième enfin, prétendue "modérée", mais surtout plus politique. Cette dernière, va lemporter et amener la confrérie à soutenir les Officiers libres de Nasser. A cette époque et jusquau mois de juillet 1952, date du coup dÉtat des Officiers libres, les Frères prennent une large part aux émeutes anti- britanniques affaiblissant une monarchie jugée par tous trop proche de loccupant. Forts de leurs relations avec les putschistes, ils croient le pouvoir à portée de leur main quand le roi tombe. Mais Nasser, renforçant ses positions sous la présidence du général Néguib, soriente de plus en plus vers un socialisme marxisant. Les Frères le gênent. Le 4 janvier 1954, prenant prétexte dune manifestation organisée par eux trois jours plus tôt à luniversité du Caire, il fait arrêter quelques chefs et interdit le mouvement. Le 23 octobre de la même année, un jeune Frère tente dassassiner Nasser à Alexandrie. La répression se déchaîne alors contre la confrérie. Quand, en novembre Nasser devient premier Ministre, puis en juin 1956 prend le titre de Président, ses anciens alliés croupissent dans des camps qui nont rien à envier à ceux de Staline. Dans cet univers concentrationnaire, où la torture sert de méthode habituelle dinterrogatoire, les Frères musulmans se durcissent. Un nom va émerger, celui de Sayyid Qotb. |
Nasser avec cheikh Faraghli, chef des combattants F.M dans la zone du Canal |
Sayyid Qotb aurait pu nêtre quun théoricien anonyme. Mais son séjour en prison le radicalise. Sa doctrine tend à simposer sur la confrérie en lieu et place de celle de Hassan Al-Banna, attaché lui à une islamisation progressive de la société. Il préconise le recours à la force contre le pouvoir jugé impie. Après huit ans de prison, en 1964, avec ses compagnons de détention Qotb bénéficie dune amnistie politique générale concédée par Nasser. Il ne goûte pas longtemps la liberté. Le 29 août 1965, le Raïs dénonce un nouveau complot des Frères. Quelques-uns des camarades de Qotb parviennent à senfuir à létranger, en Europe et en Arabie Saoudite. Lui, repris, sera pendu le 26 août 1966. Lun de ses livres, traduit sous le titre "Signe de piste," devient la référence des extrémistes islamistes. Sous Anouar Al-Sadate, après la mort de Nasser, en octobre 1970, on assiste à une prudente collaboration entre le pouvoir et la Confrérie. En réalité, elle est tolérée, mais non reconnue. Elle doit se contenter de cette demi-existence qui lui interdit de se constituer en parti politique et de présenter des candidats aux élections. Les Frères en profitent pour
se restructurer. Dans le discours, la doctrine de Hassan Al-Banna
reprend le dessus sur celui de Qotb. Cheikh Omar Talmassani,
Guide officieux depuis 1973, va jusquà affirmer:
"Sayyid Qotb exprimait ses propres vues, pas celles
de la Confrérie..." Cest néanmoins le voyage
de Sadate à Jérusalem, en 1977, puis les accords
de Camp David entre lÉgypte et Israël, qui
consacrent la rupture entre les Frères et le pouvoir.
En septembre 1981, enfin, les critiques se faisant de plus en
plus vives contre le Raïs, ce dernier met à profit
des violences dont est victime la minorité chrétienne
copte du fait des islamistes pour mettre 1500 Frères musulmans
en prison. Sous Hosni Moubarak, les Frères retrouvent leur liberté daction mais gardent leur statut: tolérés mais non reconnus. En 1987, pour participer aux élections, ils se servent dun subterfuge présentant leurs candidats sous létiquette du "Parti socialiste du travail" (PST), marxiste pourtant. Formant un groupe à lAssemblée nationale, ils nont cependant jamais dépassé la vingtaine de députés. Même sils y bénéficient dun certain prestige, en Égypte, les frères ne jouissent plus de la même popularité quau temps dHassan Al-Banna. Dabord en raison dun glissement élitiste, remarquable par le recrutement de notables. Ensuite parce que les divisions du mouvement affaiblissent lautorité du Guide. Enfin à cause du traumatisme causé par les vagues de répression, qui force les Frères à la prudence. Leur force se mesure mieux en termes dinfluence. Profitant du peu dintérêt de leurs compatriotes pour les syndicats, ils ont investi ceux-ci et les contrôlent chez les ingénieurs, les médecins, les architectes etc... Surtout, leur idéologie, dans ses deux versions, celle dHassan Al-Banna et celle de Sayyid Qotb, servent peu ou prou de références à tous les mouvements islamistes dont ils sont les précurseurs modernes. Enfin, dépassant les frontières de lÉgypte, leur organisation a engendré des "succursales" sur les cinq continents. Un bureau international coordonne la politique générale. Y siège le Guide, les principaux membres égyptiens et un représentant pour chaque pays où les Frères disposent dune structure. Parmi ces pays, la plupart de ceux où lon parle arabe, mais aussi des États européens, comme la France.Quelques exemples méritent dêtre étudiés. |
Sayyid Qotb
Ayman Al Zawahiri
|
Parmi les contrées dans lesquelles les Frères furent le plus présents, la Syrie. La pénétration commença entre les deux guerres mondiales, sous le mandat français. Le véhicule furent les étudiants, séduits par les idéaux de la confrérie pendant leurs humanités à luniversité dAl Azhar du Caire, lieu fré quenté par lensemble du monde musulman. Ils créèrent les "Chabab Mohammad," (les Jeunesses de Mahomet) et, au cours des ans quadrillèrent le pays. Limportance de la branche syrienne devint telle, quen 1954, quand la Confrérie fréquentait en Égypte les prisons de Nasser, Moustapha al-Sibai, le Guide syrien, reçut temporairement la direction de l'ensemble des Frères musulmans. A la suite dun coup dÉtat, le 8 mars 1963, arriva au pouvoir le Baath, un parti panarabe, laïc et marxisant. Cela provoqua la colère de la mouvance islamiste syrienne. Résultat, dès avril 1964, les étudiants de la ville de Hama se révoltent sous la direction des Frères musulmans. En janvier 1965, lagitation sétend à lensemble de la Syrie et atteint Damas, la capitale. La brutalité de la répression ramène lordre. Mais, en novembre 1970, Hafez Al-Assad sempare des rênes de lÉtat, puis se fait élire Président de la République le 12 mars 1971. Alaouite de confession, religion il est vrai sans relation avec lislam, il est considéré comme "impie" par les musulmans. Sa présence à la tête du pays prend pour eux des allures de blasphème. Le 21 février 1973, deux ans
après l'élection dAssad, les religieux appellent
à nouveau à la rébellion. A partir de 1974,
en raison du peu de résultat de la contestation, les Frères
se lancent à corps perdu dans le terrorisme. Parmi leurs
faits darme les plus spectaculaires, on note l'attaque
de l'école militaire d'Alep, le 16 juin 1979, et lassassinat
de 83 élèves officiers alaouites, la religion des
Assad. En réponse, le 26 juin, la Confrérie tente dassassiner Hafez Al-Assad. Le jour suivant, le frère du Président, Rifaat, organise une opération punitive à la prison de Palmyre, où des Frères sont détenus. Plusieurs centaines de prisonniers sont exécutés. Les insurgés passent alors au terrorisme urbain. Le 29 novembre 1981, à Damas, un attentat à la voiture piégée fait plus de 200 morts. L'horreur arrive à son comble en 1982. Le 2 février de cette année là, les Frères prennent le contrôle de la ville de Hama. Ils distribuent des armes et mettent sur pied un tribunal islamique. Plusieurs dizaines de personnes sont exécutées au nom dAllah. En réponse, larmée pilonne la ville. Laviation tire des missiles. Des quartiers sont "nettoyés" maison par maison. Au bout dun mois, Hama est vaincue. En ruines, mais vaincue. Le nombre des morts sélève à au moins 7000. Écrasés, jusquà aujourdhui les Frères nont plus tenté dorganiser de révolte contre le pouvoir. Néanmoins, circulant à travers Damas, dans ce pays qui seréclame de la laïcité, ont est étonné, depuis une quinzaine dannées, par la prolifération de voiles islamiques portés par les jeunes filles. Ce geste de contestation du pouvoir en place, on le sent, annonce un raz-de-marée, dont les islamistes seraient les bénéficiaires, au premier signe de faiblesse du pouvoir. |
|
En Palestine occupée, les Israéliens ont joué avec le feu et se sont brûlés. Le 9 décembre 1987, ils autorisent cheikh Ahmad Yassine à créer le mouvement HAMAS, une émanation des Frères musulmans. De cette manière, les services israéliens comptent susciter la zizanie entre Palestiniens et affaiblir Yasser Arafat. On connaît la suite: le HAMAS se fait le maître duvre de la 1ère Intifada et lun des principaux organisateurs dattentats contre Israël. On voit bien les Frères musulmans jouant sur deux registres. En situation de faiblesse, ils se font légalistes et non-violents. Mais si, comme en Palestine ou dans les années 70 en Syrie, ils croient le pouvoir à portée de leur main, alors ils recourent à laction violente. Une leçon à retenir. |
|
*Cas du HAMAS, soutenu dans les années 80 par les Israéliens, ou des "Arabes" en Afghanistan protégés par les Américains à la même époque
Lire : Biographie du Cheikh Ahmad Yassine