ministre des Affaires étrangères du Mali SOULEVEMENT TOUAREG & AQMI |
janvier 2012
Soumeylou Boubeye Maïga est ministre des Affaires étrangères du Mali. Ancien journaliste, il est au gouvernement depuis 1991. Il a en outre été directeur de la DGSE malienne et ministre de la Défense. Son expérience politique lui donne autorité pour évoquer les problèmes du nord, la problématique touarègue et celle de l'AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique). Nous avons réalisé cette interview à Bamako, quelques jours avant le déclenchement des attaques touarègues. |
Alain Chevalérias : Quel est, aujourd'hui, le principal
problème du Mali ? Résultat, au fil des temps,
de vastes pans de notre territoire nordique sont devenus des
zones de non droit, des zones grises disons, dans lesquelles
l'économie parallèle s'est installée. Lieux
de passage des marchandises par vocation, les trafics illicites,
comme le transfert de la cocaïne, s'y sont incrustés
avec d'autant plus de facilité. Au cours des années,
le phénomène s'est amplifié, les réseaux
mafieux ont infiltré l'appareil de l'Etat et corrompu
les populations. Tout cela a contribué à susciter
une véritable extraterritorialité du Nord. De vastes
zones sont gérées directement par les communautés
locales qui essaient de rentabiliser comme elles le peuvent leurs
territoires et le trafic de la cocaïne, par exemple, leur
offre un moyen.
A.C. : Pour renverser cette évolution, quelle solution voyez-vous ? S.B.M. : Il faut, tout d'abord, réinstaurer la sécurité, première mission de l'Etat. A l'évidence, le terrain rend difficiles les manuvres classiques de l'armée et des forces de sécurité. D'autre part, la faible densité de la population interdit une présence militaire correspondant à la superficie à contrôler. En effet, le nombre de soldats déployés deviendrait vite insupportable, dépassant le seuil de tolérance acceptable et donnant à la présence de l'armée l'apparence d'une occupation. Voilà pourquoi il faut arriver à impliquer les populations elles-mêmes dans leur sécurité et pour cela réinstaurer le lien de loyauté avec le reste du pays.
A.C. : Comment l'AQMI s'est-elle implantée dans le nord du Mali ? S.B.M. : Comme
et avec les réseaux mafieux elle a bénéficié
de l'absence de l'Etat. Il faut comprendre qu'à ses débuts,
les gens de l'AQMI n'étaient que des trafiquants parmi
d'autres. Ben Mokhtar lui-même passait des armes et des
produits en tous genres pour assurer la logistique des groupes
armés installés en Algérie. Les responsables
ont contracté des mariages de convenance avec femmes locales
afin de faire jouer le droit de l'hospitalité en leur
faveur et de bénéficier de la protection des tribus.
A.C. : Comment les Touaregs réagissent-ils à l'égard de l'AQMI ? S.B.M. : Parmi les Touaregs, il y a des éléments qui sont forcément impliqués dans cette industrie. Ils assurent la logistique, le trafic, souvent la sécurité et la protection des stocks.
A.C. : N'y a-t-il pas chez les Touaregs des éléments qui comprennent que l'insécurité touchant la région est finalement contreproductive en tarissant, par exemple, les ressources touristiques ? S.B.M. : Oh ! Oui bien sûr ! C'est pourquoi nous avons toujours dit qu'il vaut mieux être présents et faire face à toutes les menaces tout en essayant de faire évoluer ces zones et ces populations vers une économie intégrée dans le fonctionnement du pays. Parce que tous les Touaregs ne sont pas concernés par les trafics et les relations avec l'AQMI.
A.C. : D'après ce que je sais il y a au moins trois groupes de Touaregs qui ont pris le maquis, comme on dirait en France. Au Mali, vous dites qu'ils sont partis dans les collines. Quels effectifs représentent-ils ? S.B.M. : Avec la chaîne logistique, on peut considérer qu'ils sont trois cents ou trois cents cinquante. J'entends par chaîne logistique le renseignement, l'approvisionnement et même le recrutement.
A.C. : Beaucoup n'arrivent-ils pas de Libye ? S.B.M. : De fait. 1200 à 1500 hommes sont revenus de Libye à la faveur des derniers événements. Ils se répartissent sur trois sites dont chacun compte entre 300 et 400 personnes. Le premier flux était composé de migrants ordinaires, des salariés des entreprises libyennes. La dernière vague, en revanche, est formée de combattants qui étaient incorporés dans les forces gouvernementales. Parfois ce sont des enfants des anciens rebelles touaregs qui avaient fui en Libye. Parmi eux, on compte une quinzaine d'officiers supérieurs.
A.C. : Sont-ils bien formés militairement ? S.B.M. : En tout cas, ils sont bien équipés et, compte tenu du niveau de leur équipement, on peut estimer que quelques-uns ont reçu une formation de haut niveau. De plus, ils sont parfaitement acclimatés et capables de supporter physiquement la dureté de l'environnement saharien.
A.C. : Au printemps dernier, avez-vous évoqué avec les autorités françaises les conséquences prévisibles pour les pays de la région sahélienne de l'effondrement du régime de Kadhafi ? S.B.M. : C'est
peut-être un aspect qui n'avait pas été bien
perçu et dont l'importance n'était pas évidente
pour Paris et pour un certain nombre d'acteurs. A l'époque,
pour notre part, nous avons estimé que de la situation
en Libye dépendaient notre sécurité nationale
et la sécurité régionale. Probablement la
désorganisation qui régnait en Libye a-t-elle été
sous-estimée. Sans doute les décideurs occidentaux
ignoraient-ils à quel point les arsenaux militaires étaient
dispersés, quasi ouverts et ainsi disponibles. Ils ne
devaient même pas connaître les effectifs de ressortissants
des pays de l'Afrique sahélienne dans les forces gouvernementales
libyennes et n'ont pas pris en compte le risque de voir ces hommes
s'emparer des stocks d'armes pour les emporter dans leurs pays
d'origine. Deuxième problème, on n'a pas l'impression, du moins pour le moment, que le flux des déplacements venant de Libye ou allant vers la Libye soit maîtrisé au niveau des frontières de ce pays. C'est pourquoi nous avons dit récemment que, tout en nous aidant à contrôler ces armes, il fallait aussi aider les Libyens à contrôler leur territoire et à assurer la sécurité de leurs frontières. Or, AQMI étant dans la zone et ayant noué des relations avec des organisations comme Boko Haram, peut-être même avec des groupes plus éloignés comme les extrémistes Somaliens, cette dissémination des armes peut alimenter des troubles dans la moitié de l'Afrique. Des armes sont arrivées jusque dans le nord de la Côte d'Ivoire. Aucun pays n'est à l'abri de cette circulation d'armes.
A.C. : Il y a une ressemblance terrible, entre la situation que vous décrivez ici et ce qui se passe entre le Pakistan et l'Afghanistan, avec ce que l'on appelle la Zone tribale, où des tribus agissent hors de tout contrôle. Ne risque-t-on une évolution comparable dans la région sahélienne et en Algérie ? S.B.M. : Il faut dire que les enjeux stratégiques ne sont pas tout à fait identiques. D'autre part, l'imprégnation d'Al- Qaïda n'a pas atteint le même niveau. Il reste que si vous regardez la carte régionale, le Sahel est sûrement la zone de non droit la plus importante actuellement après la zone pakistano-afghane. Il se trouve que beaucoup d'anciens rebelles ont aussi fait leurs armes en Afghanistan dans les années 80.
A.C. : Des rebelles Touaregs voulez-vous dire ? S.B.M. : Très exactement. Vous voyez bien que la période de l'effondrement de l'Union Soviétique, suivie du retour des volontaires d'Afghanistan de différents pays chez eux coïncide avec la résurgence de la rébellion au Mali et au Niger et la recrudescence des violences en Algérie. Nous avons un sérieux problème. Si les Etats de la région ne parviennent pas à asseoir leur souveraineté sur leurs territoires, il y a le risque d'une tribalisation d'une partie de ces derniers. Nous essayons de répondre par des mesures administratives et institutionnelles, telle que la création récente de régions administratives, qui permettront d'éviter le regroupement de la population en trop fortes concentrations ingérables parce que coupées de leurs terroirs. Nous essayons aussi d'organiser une gestion de ces populations par elles-mêmes en concertation avec le pouvoir central. Mais, compte tenu de l'étendue de ces zones et de leur configuration physique, elles apparaissent comme une ceinture naturelle jouissant d'une certaine homogénéité et donc d'une certaine capacité d'isolationnisme. J'ai le sentiment que, souvent, à l'extérieur on a du mal à comprendre cela. Certains croient facile, pour les militaires, d'y manoeuvrer. Pour répondre au défi, il nous faut reconfigurer nos armées.
A.C. : Oui mais seuls, en avez-vous les moyens ? S.B.M. : Seuls, certainement pas. Nous avons les moyens humains mais nous devons spécialiser nos forces pour les adapter à la survie dans ces zones, probablement en copiant les méthodes des groupes que nous traquons. Nous devons aussi nous garder d'un modèle trop occidentalisé, par exemple en surchargeant nos soldats d'équipements les rendant peu mobiles et gênant leurs mouvements au combat. Il y a aussi un vrai problème
d'entraînement. J'ai invité l'état-major
de l'Union européenne à nous visiter. Peut-être,
quand ils verront le terrain physiquement, cela les aidera-t-il
à comprendre nos problèmes.
A.C. : Vous avez raison, mais en Occident, nous sommes handicapés par la théorie du " zéro mort ", d'où la multiplication des équipements de protection. Chez nous, chaque disparition de soldat est appréhendée comme un drame. C'est vrai humainement parlant mais on oublie qu'il est impossible de faire la guerre sans avoir des morts. Ne vous heurtez-vous pas à cette approche ? S.B.M. :
C'est vrai que les états-majors occidentaux sont dans
la théorie du " zéro mort " et de la
capacité de destruction massive. Je crois qu'il faut au
contraire travailler à donner à nos troupes de
la mobilité pour leur permettre plus de contacts avec
l'ennemi et multiplier les combats rapprochés.
A.C. : plus que la superficie de la France... S.B.M. : Exactement. Faire patrouiller des unités de reconnaissance à pied, ce n'est pas évident dans le nord : c'est le désert, il n'y a pas de routes, pas d'eau. Quand j'étais à la tête des renseignements et du ministère de la Défense, nos forces ont participé à quelques affrontements. A l'époque, des éléments réfractaires aux accords de paix nous posaient des problèmes. Il a fallu trouver des jeunes capables de marcher deux nuits de suite avec un bidon d'eau, quelques dattes et une couverture de laine. C'est tout. A.C. : Autrefois les Français ont su le faire,
en particulier avec les unités méharistes recrutées
dans le désert. Il semble que quelques-uns aient conservé
la mémoire de ce passé.
A.C. : L'Algérie a une armée puissante. On peut même dire que c'est l'armée la plus puissante de la région. Ce pays dit s'opposer à l'AQMI et a organisé le CEMOC à Tamanrasset. Finalement, concrètement, qu'est-ce que l'Algérie a fait sur le terrain ? S.B.M. : Il faut comprendre la démarche de l'Algérie. Elle essaie de contrôler son territoire et cherche à participer à des opérations coordonnées dans les zones transfrontalières. Opérations coordonnées qui n'impliqueraient pas la pénétration sur les territoires voisins. Le CEMOC inclut quatre pays : l'Algérie, la Mauritanie, le Mali et le Niger. Il va entrer dans une phase opérationnelle probablement plus active et nous pouvons assister à une évolution. Je pense le blocage actuel momentané.
A.C. : Pour travailler il faut du renseignement. Sans négliger le renseignement humain, tout un pan de la collecte des informations dépend aujourd'hui des moyens électroniques d'observation. Avez-vous, par exemple, des drones ? S.B.M. : Non absolument pas. C'est l'un des paradoxes de cette région qui, je crois, ne bénéficie aussi que d'une très faible couverture satellitaire. Les Breguet Atlantique sont les mieux adaptés mais dans tous les cas il faudrait un renseignement technologique moderne important pour compléter le renseignement humain. J'ai l'habitude de dire que, dans cette zone, le renseignement humain peut couvrir 20 à 30% de nos besoins. Le reste doit être pris en charge par les méthodes de collecte modernes. Ceci parce que le renseignement humain se voit limité, compte tenu de la difficulté d'infiltration d'une population tribalisée.
A.C. : Les Breguet Atlantique sont mis en oeuvre par les forces françaises. La France intervient donc déjà à vos côtés... S.B.M. : La France a un dispositif dans différents pays ce qui lui permet d'être à tout moment présente sur zone.
A.C. : Ce qui vous arrive dans le Sahel c'est votre problème mais n'est-ce pas aussi le problème du reste du monde ? Qu'attendez-vous en la matière des pays occidentaux ? S.B.M. :
Je pense qu'au cours de cette entrevue, nous avons parlé
des trois domaines dans lesquels nous avons besoin d'aides :
le renseignement, la logistique et la formation. Voilà
pour les aspects sécuritaires.
A.C. : Qu'est ce que vous pensez de l'implication des Français ? Est-elle souhaitable ? S.B.M. : Disons
qu'elle est inévitable. Maintenant, il faut en voir la
forme, définir un cadre dans un accord stratégique
mettant en évidence les objectifs à atteindre.
S.B.M. : Pour
la drogue je ne sais pas. Mais je pense, et j'espère,
qu'on y parviendra avant dix ans. Ici, nous sommes dans une région
jouissant de perspectives économiques intéressantes
mais qui ne pourront pas voir le jour sans un retour à
la stabilité. |
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