DE RONY BRAUMAN |
Rony Brauman est médecin de formation. Peu après la fin de ses études, il a exercé dans le cadre de l'aide internationale. Il est parti en Afrique et a rejoint MSF (Médecin Sans Frontières) en 1978. En 1982, élu président de l'organisation, il a gardé ce poste jusqu'en 1994. Aujourd'hui, il est resté conseiller au sein de MSF et enseigne à mi-temps à Sciences-Po. Il a aussi réalisé plusieurs films documentaires. décembre 2007
Alain Chevalérias : Quelle est la règle essentielle permettant la coexistence entre les peuples et les nations ? Rony Brauman : C'est la construction permanente de compromis qui permet la coexistence entre les peuples. Cela passe par l'intermédiaire des institutions qui sont elles-mêmes le fruit du compromis. A.C. : Les États-Unis, en tant que plus grande puissance mondiale par sa taille économique, font-ils ce qu'il faut pour favoriser de bonnes relations entre les nations et les peuples ? R.B. : Si vous parlez des États-Unis, je répondrai que cela dépend des périodes de l'Histoire. Mais si vous évoquez l'administration de George W. Bush, aujourd'hui, je dirai sans hésiter non ! Le spectacle des événements, en Irak et en Afghanistan suffit à le démontrer. A.C. : Voulez-vous dire que les Américains et leurs alliés ont eu tort d'attaquer en Afghanistan ? R.B. : Pas du tout ! Je ne remets pas en cause le droit à la légitime défense. L'attaque contre le régime des Taliban était inévitable et je crois que la quasi totalité de la planète, en 2001, a pensé la même chose. Il apparaissait politiquement et moralement légitime de vouloir installer un nouveau régime, avec le soutien de forces militaires, en l'occurrence étrangères. Mais, au bout d'un certain temps, ces forces ont été perçues comme des troupes d'occupation. Là, tout change. A.C. : Je ne perçois pas le concept de troupes d'occupation, en soi, comme négatif. C'est un constat juridique. Les Américains, les Britanniques et les Français ont occupé l'Allemagne. Personne n'a qualifié cette occupation d'illégitime. R.B. : Les Allemands ont beaucoup intériorisé la punition subie à cause du nazisme. Cependant, même dans ce cas, au bout d'un certain temps, l'occupation est devenue insupportable parce qu'en décalage avec la réalité politique. Néanmoins, en Afghanistan, je ne suis pas sûr que les termes troupes d'occupation soit juridiquement corrects. Ceci dans le sens où, même si l'on estime qu'il y a subterfuge, ces troupes sont présentes à la demande du gouvernement en place. A.C. : J'ai du mal à vous suivre. En l'espace d'une trentaine d'années, c'est la deuxième fois que j'entends cet argument à propos de l'Afghanistan. Souvenez-vous, en décembre 1979, les Soviétiques ont dit exactement la même chose. Ils sont entrés dans le pays, ont installé à sa tête un homme, Babrak Karmal, et décrété qu'ils étaient là à sa demande. N'avons-nous pas fait exactement la même chose en intronisant le Président Hamid Karzaï ? R.B. : C'est vrai, mais l'aspect juridique ne recouvre qu'une partie de la réalité. On ne peut pas faire l'économie de l'aspect politique. A.C. : Que faut-il faire aujourd'hui en Afghanistan ? R.B. : Sans hésitation, partir ! A.C. : Bien, mais comment ? Nous ne pouvons pas quitter sans nous inquiéter de la suite des événements. R.B. : Si nous ne partons pas de nous mêmes, nous serons chassés. La question n'est pas de savoir si nous allons partir, mais comment nous allons le faire : de notre plein gré ou contraints. A.C. : Je me répète, pouvons-nous le faire comme cela ? N'avons-nous pas une responsabilité morale ? R.B. : Nous n'avons pas mission d'intervenir partout par la force pour réparer les dégâts. En outre, en Afghanistan, les principaux coupables sont les Soviétiques. En intervenant dans ce pays, ils ont accentué ses fragilités. La seule solution fiable, en Afghanistan, ce sont les Afghans qui la trouveront. Nous, nous ne faisons qu'aggraver les choses. Vous n'êtes pas convaincu ? A.C. : Pas totalement, en effet. Mais parlons un peu de l'Irak. R.B. : Je suis affligé de voir combien de calculs approximatifs et de tergiversations tournent autour d'une évidence : nous avons réussi l'exploi de susciter la nostalgie de l'époque de Saddam Hussein. Les gens pouvaient alors vivre normalement et en sécurité. Certes, à une condition : ne pas critiquer le régime. Ce n'est pas l'idée que je me fais d'une société normale, bien entendu, mais il fallait laisser aux Irakiens la responsabilité de venir à bout de cette dictature. C'était la seule solution. A.C. : Du moins si l'on considère l'attaque de l'Irak motivée par le désir d'apporter la démocratie au pays. R.B. : Bien sûr ! Restant dans ce cadre, on ne peut pas aider les démocrates d'un pays comme un ours trimbalant son pavé de bonne conscience. Ce n'est pas en écrasant ce pavé sur le nez du dormeur que l'on fait du bien. A.C. : C'est amusant de vous entendre utiliser cette métaphore de l'ours à propos de l'Occident. C'est celle que nous utilisions autrefois en parlant de l'Union Soviétique. R.B. : Je parle là surtout des Américains. Mais, en effet, je constate que les partisans les plus acharnés de la politique de Washington, aujourd'hui, étaient hier des tenants inconditionnels du Kominterm ou de ses avatars. Je pense à André Glucksmann et à ses amis. Comme s'il leur fallait, à chaque fois, un homme de fer, un ours avec son pavé, pour dégager la voie. Pour ma part, je crois qu'il faut se débarrasser de cette espèce de paternalisme plus ou moins inconscient. Il faut cesser de vouloir conduire les peuples par la main vers je ne sais quel paradis terrestre. A.C. : Je vous ai entendu, sur le Darfour, tenir un discours différent de celui tenu généralement. Pourquoi ? R.B. : Parce que la réalité des choses y a été déformée. Un groupe, appelé " Collectif Darfour " avec à sa tête, ou du moins parmi ses inspirateurs, des personnalités très médiatisées comme Bernard-Henri Lévy. Ce groupe est parvenu à imposer une représentation de la guerre du Darfour complètement décalée par rapport aux observations des autres observateurs, je parle des ONG, des chercheurs et des journalistes du terrain. A.C. : Quelle est la situation à vos yeux ? R.B. : Il y a au Darfour une rébellion armée qui veut faire entendre sa voix pour obtenir sa part de pouvoir et un partage plus juste des richesses, en particulier pétrolières, de la région. La contre-insurrection a été d'une extrême brutalité. Cela ne veut toutefois pas dire qu'il y a un projet d'extermination, comme le prétendent certains. A.C. : Alors que faire au Darfour ? R.B. : C'est sur ce point que nous devrions réfléchir. Mais si nous voulons intervenir comme en Irak, comme en Afghanistan, comme les Éthiopiens en Somalie ou comme les Indiens au Sri Lanka, si nous voulons créer le chaos au nom de la morale, alors, au Darfour, nous avons un terrain de choix. A.C. : Ce n'est pas ce que dit notre actuel ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner (*). R.B. : Non, il est lui pour la pratique de l'ingérence armée. Je m'oppose à cette vision à la fois impériale et simplificatrice. Je ne sais ce que je reproche le plus au droit d'ingérence dit humanitaire, de son approche impériale ou de son approche simplificatrice. Après tout, les empires avaient aussi leurs vertus. A.C. : Alors vive l'empire américain ? R.B. : Non, parce qu'aujourd'hui, c'est la nouveauté, les peuples, dans leur ensemble, refusent cette forme de gouvernement. A.C. : Kouchner répondra qu'il n'est pas impérialiste mais au contraire en faveur de la liberté des peuples. R.B. : C'est en effet ce qu'il dira, mais il parle d'une liberté octroyée et non conquise. La liberté octroyée n'est pas tout à fait de la liberté. Quand on veut apporter la liberté de l'extérieur à un peuple, on engendre le chaos. C'est empiriquement vérifiable. A.C. : De manière diffuse, on ressent un malaise. Qu'il s'agisse de la Bosnie, de l'Irak ou du Darfour, ces intellectuels qui appellent à la guerre appartiennent souvent à la communauté juive. Ne causent-ils pas du tort à cette communauté ? R.B. : Je comprends ce malaise mais il faut le repousser parce qu'il est malsain de prêter des sentiments à une communauté. Il faut continuer de raisonner en terme d'individus. Mais je remarque aussi que ces intellectuels, conscients de ce malaise, réagissent en invoquant l'antisémitisme. C'est le refoulement et le retour du refoulé. Je trouve cela préoccupant. Comme le fait que les seules institutions juives qui puissent s'exprimer soient celles qui parlent au nom de la défense d'Israël. A.C. : L'affaire n'est-elle pas pensée et voulue politiquement ? R.B. : Oui, il y a un lobby pro-israélien aux États-Unis... A.C. : Je suis content que vous disiez pro-israélien et non juif. R.B. : Je suis juif et, qui plus est, né en Israël. Si je comprends que l'on dise lobby juif, parce qu'apparemment c'est à cela que ça revient, je pense que philosophiquement et politiquement, il convient de parler d'un lobby pro-israélien. En France, nous n'avons pas de lobby au sens juridique du terme. Existe cependant une mouvance pro-israélienne, dont les intellectuels évoqués tout à l'heure font partie : Kouchner, Adler, BHL, Finkielkraut, Glucksmann etc... A.C. : On sent en vous une certaine confiance en l'homme... R.B. : Disons une confiance mesurée. A.C. : Peut-être, mais vous avez critiqué des individus, comme si vous placiez vos espoirs dans les peuples et les nations. R.B. : Je crois dans les sociétés. Nous n'existons jamais totalement à titre individuel. En revanche, les opinions, les idées, sont des expressions individuelles. Les individus peuvent être soutenus ou critiqués pour les professer, certainement pas les sociétés. C'est le principal reproche que je ferais au discours de Sarkozy, en dehors des accusations de racisme proférées par BHL. Sarkozy utilise la pire des choses : le stéréotype national ou collectif. Ramener une collectivité à un stéréotype, c'est une erreur, c'est même une faute. A.C. : Ce qui fait que si l'on peut critiquer certains juifs pour ce qu'ils font, cela ne nous autorise pas à critiquer tous les juifs sous ce prétexte. R.B. :
Très exactement.
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