Sur l'actuelle Turquie, entre la chaîne Pontique au nord, la Mésopotamie et la mer Caspienne, à son extension maximum l'Arménie représentait un territoire de 300 000 km2. Aujourd'hui, l'État portant ce nom ne compte plus que 29 800 km2, auxquels il faut ajouter les 4 400 km2 arrachés par les armes à l'Azerbaïdjan pendant un conflit qui s'étendit de 1988 à 1993. En trois volets historiques nous allons retracer l'épopée de la nation arménienne.
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NAISSANCE D'UNE NATION
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À la suite du développement de l'agriculture et du travail des métaux, apparaît l'État de l'Ourartou, au IXème siècle avant Jésus-Christ, autour du lac de Van. Au VIIème siècle, les Arméniens sont cités pour la première fois parmi les peuples s'attaquant à la région. On les croit appartenir aux populations indo-européennes(1) venues de la péninsule balkanique et du centre de l'Asie Mineure. Ils se seraient mélangés aux habitants de l'Ourartou, imposant leur langue et un système social de type féodal dont ils occupaient le sommet de la pyramide. Le pays prend alors le nom d'Arménie puis, sous leur férule, passe sous l'autorité des Mèdes (612), des Perses (549) puis sous celle d'Alexandre le Grand (330). En l'an 189 av. JC, leurs chefs militaires, les stratèges Artaxias et Zariadis, s'affranchissent de la tutelle des successeurs d'Alexandre et fondent deux royaumes. Sous Tigrane II le Grand, de 95 à 54, le pays est unifié et constitue un empire englobant le Moyen Orient, de la Palestine à la barrière du Caucase et de la Caspienne à la Méditerranée. Mais, à partir de 78, vaincue par Pompée, l'Arménie passe dans la sphère d'influence de Rome. Tantôt vassale, tantôt retrouvant son indépendance, elle devient alors un État tampon entre les empires ennemis : la Perse, bientôt soumise aux Parthes, et la patrie de Jules César dont, en Orient, Byzance prendra la suite. En 301 ap. JC, à la suite de la prédication de Grégoire l'Illuminateur, l'Arménie est le premier pays à déclarer le christianisme religion d'État et, au Vème siècle, se donne un nouvel alphabet inventé par un moine du nom de Mesrop Machtots. Byzance occupe alors l'ouest du pays, quand la Perse domine à l'est. Seule organisation commune à tout le peuple arménien, l'église arménienne est dirigée par un " catholicos. "
Après les conciles de Chalcédoine (451) et de Dwin (506) (2), éclate un schisme. La chrétienté arménienne fonde sa propre Église, renforçant ainsi la confusion entre identités religieuse et nationale. Cette confusion s'affirme encore avec l'avancée arabe, à partir de 640, la volonté de conversion du pays à l'islam par les musulmans exacerbant les sentiments religieux et nationalistes. Néanmoins, au IXème siècle, profitant de l'affaiblissement du pouvoir de Bagdad, les princes arméniens secouent la férule arabe et constituent de petits États indépendants. L'un d'eux, le royaume des Bagratides (885-1079), tente même de réaliser l'unité de l'Arménie. Mais il est vaincu par Byzance, qui s'empare de sa capitale, Ani (3), en 1045. Byzance ne parvient cependant pas à défendre l'Arménie des attaques turques et mongoles. Le pays est ravagé et, sous la conduite d'un prince bagratide, les Arméniens émigrent en masse vers la Cilicie (4). Ils y fondent le royaume de Petite Arménie en 1080. Alliée des Croisés, la Petite Arménie est assimilée aux États latins d'Orient, mais en 1375, elle tombe sous les coups des Mamelouks, au pouvoir en Égypte. Quand à la Grande Arménie, territoire d'origine, elle se retrouve coupée entre la Perse et l'Empire ottoman à partir du XVème siècle.
(1) Les Indo-européens
sont des guerriers nomades venus des steppes d'Asie centrale.
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En mai 1453, les Turcs Ottomans s'emparent de Constantinople, la capitale de Byzance. L'Arménie est dorénavant à la fois partagée entre le jeune empire turc et celui de la Perse se retrouve zone d'affrontement. | |
Dans les deux empires, les Arméniens vivent sous la loi mahométane. Ils ne sont plus reconnus comme une entité nationale et territoriale mais comme une simple communauté religieuse. A ce titre, ils sont soumis au statut de "dhimmi." En d'autres termes de " protégés." Dans le meilleur des cas, ils payent un impôt spécial et sont interdit d'accès à certains métiers, comme la magistrature. Dans le pire des cas, quand le régime se durcit, ils subissent des avanies allant du port de signes distinctifs jusqu'à la déportation. Certes, à Istanbul, nouveau nom de Constantinople, une oligarchie de financiers et de négociants arméniens entretient de bonnes relations avec le pouvoir. Mais, dans les provinces, sur leurs terres, les Arméniens se voient soumis à l'arbitraire des gouverneurs, écrasés par les servitudes et les impôts. Pire, les guerres déstabilisent l'Arménie. Jouissant autrefois d'une agriculture prospère, le pays devient l'espace de parcours des éleveurs nomades kurdes. Ces dernières se livrent au brigandage. Conséquence, déjà on assiste à une immigration massive vers le Liban et l'Europe (1). Désespérant d'obtenir
le soutien de l'Occident, les Arméniens se tournent vers
la Russie. En 1760, une délégation se rend
à Saint-Pétersbourg pour obtenir l'aide du Tsar.
En 1796, les troupes russes parviennent à occuper une
partie du Daghestan et de l'Azerbaïdjan. Enfin, une
succession de traités, le premier dit du Gulistan, en
1813, octroie les " khanats " d'Erevan, du
Nakhitchevan et du Karabakh (2)
à la Russie. Mais cette relation entre la Russie et les Arméniens les désigne comme des traîtres à l'Empire. Ceci d'autant plus que naissent des mouvements nationalistes arméniens, comme Hintchak ou le Dachnak et des groupes de partisans. En réponse, en 1895, le sultan Abdûlhamid II lance une vague de répression contre les Arméniens de l'Empire provoquant la mort de 100 000 à 200 000 d'entre eux. En 1909, un nouveau massacre fait 30 000 morts à Adana, en Cilicie. Un plan de réforme est alors imposé à l'Empire ottoman par les grandes puissances. Mais la Première Guerre mondiale éclatant en empêche l'application. Le gouvernement jeune-turc, des nationalistes révolutionnaires, décide alors de se débarrasser des Arméniens.
Le 24 avril 1915, à Istanbul, il commence par l'élimination des intellectuels et des notables de la communauté. Puis une vague d'arrestations est lancée à travers le pays. Les jeunes hommes et les personnalités sont exécutés. Les autres, avec femmes, enfants et vieillards, sont organisés en convois qui s'acheminent à pied vers des camps. Au printemps 1916, les survivants sont abandonnés pour y mourir dans le désert de Deir Ez-Zor, en Syrie. Sur 2 300 000 Arméniens
vivant alors dans l'Empire ottoman, on estime à 1 500
000 les morts. Cependant, défait par les alliés,
le 10 août 1920, lors du traité de
Sèvres, le Sultan reconnaît un État
arménien sur son territoire. Les troupes d'Atatürk
n'en ont cure. Elles se jettent à l'assaut de l'Arménie.
Contraints et forcés, le 2 décembre 1920, les Arméniens
renoncent au traité de Sèvres. Le même jour,
ils signent avec les Soviétiques la création de
la République socialiste d'Arménie centrée
sur Erevan. Commence une nouvelle histoire.
La longue frustration nationale des Arméniens produisit un terreau fertile pour la violence. Comme nous l'avons vu, déjà, à partir de 1880, les Arméniens de l'Empire ottoman et de Russie avaient constitué des partis armés. Parmi eux, le Dachnak, né en 1890 à Tbilissi (Géorgie). Le Dachnak combat certes les Turcs mais il s'estime aussi en guerre contre la bourgeoisie arménienne. Chassé en 1920 de l'espace soviétique, il se fond dans la diaspora arménienne, essentiellement au Liban et en France. Il crée un bureau international et fonde des organisations satellites. Il entretient ainsi l'idéologie et le nationalisme. En janvier 1975, de l'un de ses courants, naît à Beyrouth l'ASALA (Armée secrète arménienne pour la libération de l'Arménie). Hagop Hagopian en prend la tête. D'orientation marxiste, l'ASALA entre en opposition avec le Dachnak qu'elle considère comme inféodé à Israël. Elle noue des liens avec les Palestiniens du FPLP et entraîne ses hommes dans les camps de ce dernier. L'ASALA commet son premier attentat le 20 janvier 1975 en faisant sauter une bombe dans les locaux du Conseil mondial des Églises, à Beyrouth. Elle accusait ce dernier de servir les intérêts des États-Unis. Néanmoins, elle dirige essentiellement ses coups contre la Turquie. Le 7 août 1982, une de ses bombes fait 10 morts et 71 blessés à l'aéroport d'Ankara. Le 16 juin 1983, elle récidive dans le bazar d'Istanbul et tue deux personnes. Un autre groupe lui fait de la concurrence, les "Commandos de la justice du génocide arménien." Il multiplie lui aussi les attaques sur le sol turc. En 1982, en raison de l'offensive israélienne au Liban, l'ASALA doit quitter Beyrouth et, dans la Bekaa, se placer sous la protection syrienne. Elle n'est plus alors qu'un pion de Damas, instrumentalisé contre Paris dans la partie de bras de fer franco-syrienne. Le 15 juillet 1983, attaquant le bureau des lignes aériennes turques à l'aéroport d'Orly, elle fait huit morts dont quatre Français. Ce radicalisme marginalise néanmoins l'ASALA dans la diaspora et les tensions internes provoquent sa scission en deux branches. La première est démantelée par les services français et la seconde, retranchée en Syrie, disparaît avec l'assassinat de son chef, Hagop Hagopian. Cette période terroriste se solde par un échec pour les Arméniens. Ils n'ont pas progressé et leur cause se voit disqualifiée par les atrocités commises. Mais un autre combat déjà les appelle. A la fin des années 80, on entend les craquements annonciateurs de l'éclatement de l'Union soviétique. Les agitateurs arméniens comptent bien en profiter. Or, il faut savoir, à quelques kilomètres de l'Arménie dite soviétique, se tient un territoire, le Haut-Karabakh, à majorité arménienne mais rattaché à l'Azerbaïdjan. Dès l'été 1987, les activistes effectuent des distribution de tracts, organisent des grèves et des manifestations dans l'enclave. En février, le sang commence à couler et, sous la pression des milices arméniennes, une purification ethnique commence. Les troupes russes ne s'interposent que mollement. Avec l'indépendance, en septembre 1991, la guerre passe de la guérilla à la dimension conventionnelle. Achetées ou prises de vive force dans les arsenaux soviétiques, les armes incluent des blindés, des canons et même des hélicoptères de combat. En dépit de la faiblesse de leur nombre, les Arméniens accrochent au terrain. Ils finissent par s'imposer et parviennent à ouvrir un corridor entre l'Arménie et le Haut-Karabakh. Ils conquièrent même un glacis de protection sur l'Azerbaïdjan. Résultat, en dépit d'une certaine sensibilité en faveur de la cause arménienne, les Arméniens passent pour des agresseurs aux yeux de l'opinion internationale. Il est temps de mettre un terme aux affrontements. Le 12 mai 1994, c'est le cessez-le-feu. Le 27 juillet, enfin, un accord de paix est signé. L'Azerbaïdjan perd 20% de sa superficie : 14 000 km2, soit 4 400 pour le Haut-Karabakh et 9600 constituant le " glacis " de protection. On compte aussi 20 000 morts, 50 000 blessés et invalides et un million de déplacés.
Jean Isnard
(1) Au point qu'à Venise, une colonie Arménienne s'installa sur l'île de Saint-Lazare à partir du XVIIème siècle et qu'au Liban fut créé un patriarcat arménien rattaché à Rome en 1742. (2) Il s'agit en gros de l'actuel État arménien, de la province azerbaïdjanaise du Nakhitche-van et du Haut Karabakh dont l'Arménie s'est emparé par la force à la chute de l'Union |
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