SHIRIN EBADI:

"La révolution iranienne a engendré sa propre opposition..."

mai 2006

 Il arrive que l'on me demande pourquoi, après avoir reçu mon prix Nobel, je me suis adressée à la foule à la sortie de l'avion qui me ramenait de Stockholm en criant: " Allahou Akbar ! " (Dieu est grand !) Mais ce n'était pas mes premiers mots ! J'ai d'abord salué ma vieille mère, venue m'accueillir. Ce n'est que lorsque la foule s'est rapprochée, que la pression est devenue si forte qu'elle allait nous écraser, que me sont venus à l'esprit ces mots familiers à tous les musulmans. Pour attirer leur attention, leur faire prendre conscience du danger qu'ils nous faisaient courir: Dieu est grand! La foule, étonnée, a relâché son étreinte. Les forces de police ont pu s'interposer. Je n'oublie pas que je suis musulmane...

L'islam, comme toutes les religions, peut s'interpréter de façons diverses. Les Eglises de certains pays autorisent le mariage homosexuel, tandis que d'autres l'interdisent. De même pour l'islam. En Arabie saoudite, par exemple, les femmes n'ont pas le droit de conduire, encore moins d'avoir des activités politiques ou sociales, alors qu'en Indonésie ou au Bangladesh, elles ont accédé depuis des années aux plus hautes fonctions de l'Etat. En Arabie saoudite, le Parlement n'existe pas. En Syrie, le pouvoir présidentiel est héréditaire. La Malaisie, quant à elle, vit un régime plus démocratique. La question est là: quel islam ? Et quelle interprétation ? Contrairement à ce que les Occidentaux imaginent, l'islam iranien est ouvert et moderne pour ce qui concerne les libertés, les droits des femmes. L'islam auquel se réfère notre peuple n'est pas celui auquel croit notre gouvernement. Aussi, dans mes fonctions de juriste, me suis-je toujours efforcée de débusquer au coeur des textes religieux ce qui, face aux contraintes, pouvait nous donner de l'oxygène. Et je l'ai bien souvent trouvé.

Militante de la liberté, je demeure persuadée que l'Iran doit passer en douceur à un gouvernement démocratique, correspondant á l'aspiration profonde des Iraniens. Après la révolution, encore trop récente, et les huit années suivantes, ils en ont assez des effusions de sang et de la violence. Si beaucoup sont prêts à risquer leur vie et à aller en prison pour leurs opinions, je n'envisage pas pour autant une population disposée à prendre les armes contre le gouvernement. Dans l'escalade verbale que l'on observe actuellement, l'Occident doit donc agir avec discernement et surtout avec diplomatie pour faire pression sur l'Iran afin qu'il change de politique. Aussi, sans m'inquiéter fondamentalement, la personnalité de George W. Bush m'étonne.
Oui, je suis étonnée qu'au vu des résultats de l'attaque contre l'Irak, le président américain
persiste dans un discours de surenchère.
La menace d'un changement de régime en Iran par la force met en péril tous les efforts accomplis ces dernières années par les Iraniens en faveur de la démocratie. Une intervention militaire donnerait au système un prétexte pour réprimer d'autant plus sévèrement son opposition, et minerait la société civile qui prend corps dans notre pays. Elle ferait oublier aux Iraniens l'aversion qu'ils ont pour le régime islamique ; ils en viendraient à soutenir des dirigeants impopulaires par pur nationalisme. Qu'y a-t-il dans la tête du président Ahmadinejad, lorsqu'il souffle le froid et le chaud à propos de ses réelles intentions sur le nucléaire, à propos de l'Holocauste, ou du port du voile ? Je ne suis pas dans sa tête, or c'est là qu'il faudrait chercher. C'est bien à lui qu'il faudrait demander. Reste qu'à mes yeux, il n'existe pas de scénario plus alarmant, de changement interne plus dangereux que celui engendré par le fantasme d'un certain Occident - apporter la démocratie en usant de la force militaire ou en fomentant une violente rébellion.

L'essentiel est que l'Occident puisse garder en permanence un oeil sur l'état des droits de l'homme en Iran, car le système islamique s'est déjà montré sensible aux critiques de cet ordre. La République islamique peut bien s'accrocher à son droit à l'énergie nucléaire, même si elle doit pour cela subir les sanctions de la communauté internationale... mais ses responsables les plus rationnels considèrent que le non-respect des droits de l'homme et des prisonniers handicape notre nation sur la scène internationale. Si l'Occident nous envoie ses avions de chasse au lieu de diplomates, cela n'incitera pas nos religieux à protéger les droits des citoyens. A l'intérieur, la situation est aiguë: notre taux de chômage est très important. La pauvreté, un grave problème: une personne sur sept vit chez nous avec moins d'un dollar par jour. Pour un pays qui détient tant de pétrole, c'est alarmant. Restriction des libertés, censure, tout cela crée au sein de l'opinion un fort mécontentement. La pression exercée par la communauté internationale est donc utile, mais à condition d'être ciblée : d'abord et avant tout de nature diplomatique. Car la révolution iranienne a engendré sa propre opposition, sans compter une nation de femmes instruites - plus de 65 % des étudiants sont des femmes, ce que bien des Occidentaux ignorent - qui militent pour leurs droits. Le prix à payer pour la métamorphose pacifique de l'Iran est - je l'ai toujours su mais je le ressens plus vivement ces derniers temps - le sacrifice suprême, celui de la vie. C'est une réalité inéluctable: des gens comme moi ou les dissidents que je représente périront en chemin.

 

'l'islam auquel se réfère notre peuple n'est pas celui auquel croit notre gouvernement '

Shirin Ebadi

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Shirin Ebadi est avocate, prix Nobel de la paix 2003.

Elle a présenté son livre: "Iranienne et libre, mon combat pour la liberté"
à Paris le 21 avril 2006.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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