Si la zone sunnite est plus
instable que le sud chiite, aucun secteur de l'Irak n'est à
l'abri de déstabilisation. Seuls certains espaces de la
zone kurde semblent calmes, mais cette situation tient plus aux
milices locales installées depuis 1991 qu'à un
quelconque effet stabilisateur des GIs.
L'échec quasi-total (militaire, politique, financier,
moral) de cet épisode de la " guerre contre le terrorisme
" est devenu évident pour tous, y compris, ses principaux
responsables. Après avoir hésité à
rétablir la conscription, les oligarques du Pentagone
et de Washington tentent de trouver une sortie honorable à
ce bourbier [2]. Cela explique les
rumeurs de négociation avec les cadres de la résistance.
Alors qu'en novembre 2006 auront lieu aux États-Unis les
élections à mi-mandat, les bushistes les plus lucides
savent qu'un retrait partiel ou total est souhaitable.
Alors que la situation est plus bloquée et plus pourrie
que jamais, il reste à analyser en profondeur la mécanique
infernale qui tue chaque jour en Irak et les conséquences
sur la région et le monde car c'est bien les rapports
de forces internationaux de demain qui se jouent actuellement
là-bas.
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I. Le ventre mou du
chaos irakien
A) L'occupation
coloniale génère sa propre résistance populaire
La guerre en Irak qui se poursuit depuis 2003 a les caractéristiques
de l'occupation soviétique en Afghanistan et de la guerre
civile libanaise.
Nous avons une armée moderne et civilisatrice (de type
coloniale donc) qui s'impose à une population qui ne la
souhaite pas. Or, devant la brutalité de toute occupation
de ce type (soldats sûrs d'eux face à une société
tribalo-clanique), l'engrenage de la violence était pour
le moins prévisible : nous sommes devant la règle
absurde de l'amalgame. Connaissant peu le terrain, presque pas
la langue et très mal renseignés, les Occupants
occidentaux tapent au hasard et exercent des représailles
collectives sur les civils. Arrestations arbitraires, violences
gratuites, humiliations, tortures avérées, vols,
etc. La liste des exactions américaines décuple
à l'infini les envies de vengeance et autres velléités
de résistance à cette occupation qui n'a que le
contrôle du brut comme objectif
Par exemple la ville
de Falloudja est devenue antiaméricaine quand les occupants
ont tué plusieurs dizaines de civils en avril 2003. Il
s'agissait pourtant de manifestants pacifiques. Par la suite,
la résistance de la ville a plus été le
fait des habitants humiliés que de groupes sanguinaires
d'islamistes. La destruction de la ville lors de la reconquête
US (combien de civils tués ?) n'a nullement abouti à
des preuves allant dans ce sens.
Comme en Afghanistan ou en Algérie, une armée s'acharne
donc chaque jour sur une population de plus en plus favorable
aux résistants, eux-mêmes de plus en plus soutenus,
équipés et aidés face à la brutalité
redoublée des Boys
En Irak les groupes patriotiques appliquent les méthodes
de la " guerre révolutionnaire " : ils agissent
en accord avec la vox populi dégoûtée par
l'attitude des occupants, mais aussi font en sorte que peu de
voix dissidentes ne se fassent entendre [3].
On évalue leurs troupes à plus de 20 000 hommes
ayant par le passé subi un entraînement. Rappelons
que dès la " fin " de la guerre plus de 300
tonnes d'explosifs disparurent de la surveillance américaine
Ainsi, comme en Afghanistan, les " bonnes intentions "
des occupants ne rencontreront jamais les souhaits de la population,
et la résistance est programmée pour se nourrir
des exactions des soldats impuissants à viser juste dans
un monde qu'ils ne comprennent pas.
Reste que les violences qui touchent l'Irak ne proviennent pas
uniquement du face-à-face armée américaine
/ résistance patriotique.
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B.
les escadrons de la mort
Le cas irakien a aussi des éléments
de la guerre civile libanaise : en effet, d'autres acteurs de
la violences ont une place entre la brutalité de l'occupation
et les actions de la résistance patriotique. Ainsi du
côté des Américains, il existe des officines
plus ou moins secrètes dont le rôle est de lutter
contre les résistants avec d'autres " méthodes
". Ainsi quelques groupes irako-américains ont-ils
été formés afin d'appliquer en Irak les
méthodes des " escadrons de la mort " sud-américains.
Méthode utilisée aussi par les généraux
algériens qui montaient des faux maquis et groupes islamistes
pour discréditer et lutter contre les réseaux du
FIS.
Après la défaite du Vietnam, dans les années
70-80, les experts de la CIA ont mis au point des recettes de
contre-insurrection : face à la popularité des
guérilla d'Amérique centrale, les conseillers américains
sur place ont mis sur pieds des groupes armés formellement
indépendants des autorités locales, mais en fait
issus des corps de police ou des troupes militaires alors débordées
par les réseaux révolutionnaires. Comme la population
des quartiers pauvres et des campagnes misérables soutenaient
plus ou moins activement les rebelles, la lutte devaient porter
sur ces populations : en parallèle de milices " d'autodéfense
" (de type harkis) ces groupes illégaux et mouvants
prirent pour cible les populations susceptibles de soutenir ou
de basculer du côté des rebelles. Cette politique
d'une brutalité inouïe réussi presque partout.
Aujourd'hui seuls les rebelles colombiens ont su éviter
la victoire des " autodéfense unies de Colombie "
(AUC) considérés comme des organisations terroristes
y compris aux USA. Reste que cette politique de représailles
collectives et de terreur permit peut-être au régime
oligarchique colombien de ne pas sombrer. De notoriété
publique ces groupes ont des liens très étroits
avec l'armée ou même certaines officines américaines
para officielles (galaxie néo-conservatrice, anticommuniste,
christiano-réactionnaire...).
C'est, fort logiquement, ces méthodes illégales
que l'ambassadeur américain en Irak applique avec la plus
grande discrétion officielle. Rappelons à toutes
fins utiles que J. Negroponte était ambassadeur américain
en Amérique du sud [4] sous
Reagan dans les années 80, années d'inflation des
" escadrons de la mort [5] ".
Ainsi, pour qui sait lire les dépêches d'agence
sur l'Irak on voit fleurir des groupes clandestins dont les actes
semblent aller dans le sens d'actes de terreur plus ou moins
ciblés contre la rébellion ou ses soutiens. De
même des témoignages troublants d'explosifs installés
dans des voitures de civils irakiens après un passage
dans une base US vont dans ce sens.
Il est indéniable que la résistance irakienne tue
aussi des civils innocents en visant les occupants, mais il semble
que pour les groupes de résistance identifiés les
cibles soient avant tout des centres de recrutements des collaborateurs
des américains, ces recrues elles-mêmes, les soldats
occidentaux ou encore des politiciens justifiant le caractère
" démocratique " du régime compradore
(comme A. Chalabi, ex préféré du Pentagone).
C'est là un point commun avec la guerre civile libanaise
où une myriade de groupes très variés et
en perpétuelle mutation se livrait à une guerre
de moins en moins lisible puisque échappant au clivage
clair de deux camps clairement identifiés.
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C. le
groupe de Zarkaoui
Dans cette stratégie du pire
où le chaos semble dominer, le groupe dit de Zarkaoui
/ Al Qaïda semble jouer ce rôle de structure contre-terroriste.
Nous ignorons si Zarkaoui est vivant, nous ignorons même
s'il dirige effectivement quelque groupe que se soit, mais son
parcours, ses actes, ses revendications, ses discours supposés
semblent aller dans le sens d'un groupe totalement instrumentalisé
et monté de toutes pièces par les services de presse
des occupants : spécialisés dans les actes abjectes
(décapitation de civils occidentaux capturés
),
les tueries aveugles ou encore les cibles chiites, il tend à
discréditer aux yeux de l'opinion occidentale une résistance
irakienne qui lui a toujours dénié toute efficacité
et toute représentativité. Certains groupes l'ont
même identifiés comme cible à abattre.
Si des groupes djihadistes-intégristes agissent bel et
bien en Irak (Armée Islamique en Irak, Ansar al Islam
)
la plupart d'entre eux semblent collaborer avec les réseaux
baasistes et agir véritablement contre les occupants et
leurs collaborateurs armés. Le leader de la résistance
baasiste (Al Douri) n'a jamais caché avant la guerre sa
volonté d'islamiser la population et le parti Baas avec
comme objectif de décupler le rejet d'une éventuelle
occupation.
D. les milices chiites
Entre les soldats américains et la résistance nationale,
il existe donc tout un panel de groupes qui agissent de façon
plus ou moins autonome les uns des autres : ainsi les partis
chiites ont chacun leur milice armée. Si certains ont
rejoint ponctuellement la lutte anti-impérialiste ("
armée du Mahdi " de Moktada al Sadr), d'autres semblent
plus tentés de pactiser avec les occupants le temps de
contrôler l'espace politique et social, c'est le cas de
la bridage Badr, formée en Iran par les Pasdarans et solidement
implantée dans le sud du pays. On soupçonne ce
groupe de participer à des attentats contre des leaders
sunnites proches de l'ancien régime
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E. les milices
kurdes
Reste à dire un mot des milices
kurdes qui jouent aussi un rôle dans la fragmentation militaire
du paysage irakien
En effet, la zone kurde est virtuellement indépendante
de Bagdad depuis la première guerre du Golfe. Après
avoir laissé S. Hussein écraser les soulèvements
kurdes et chiites, les Américains décidé
de protéger une " zone kurde " sans statut juridique
particulier, il s'agit d'affaiblir l'Irak de l'après-guerre
Après s'être affrontées quelques mois, les
deux organisations kurdes irakiennes (l'UPK et le PDK) se sont
partagé les prébendes de cette région et
sont devenues des alliées naturels des intérêts
occidentaux. Depuis 2003 les Kurdes sont donc des acteurs du
processus politique encouragé par les Américains.
Cela explique le peu d'intérêt des media pour les
agissements des milices du PDK et de l'UPK qui ont mis en coupe
réglée le nord de l'Irak : ainsi sortie de ces
deux organisations, peu de pluralisme politique au Kurdistan,
et, on soupçonne ces milices d'entretenir un climat de
peur autour des irakiens non kurdes du secteur (arabes, turcomans
).
De plus, il semble avéré que ces milices souhaitent
tout faire pour contrôler la ville de Kirkouk (à
la fois arabe et kurde, mais surtout pétrolière),
cela explique aussi leur soutien à la constitution fédérale
qui va être soumise à un référendum
dans les conditions de transparence comparables à celles
des législatives.
Redoutant la Turquie mais aussi une volte-face des occupants
à leur égard (comme en 92) les milices kurdes poussent
à la séparation ethnique du pays en utilisant des
méthodes aussi brutales que celles des occupants.
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II.
Frontières, violences, ingérence
A. Syrie, Arabie, Iran
: gagner du temps
Autre point commun avec la guerre civile libanaise, l'ingérence
des pays frontaliers. Fort logiquement, les pays voisins de l'Irak
sont très inquiets par la décision américaine
de se jeter sur ce pays pétrolier. Si l'Irak de S. Hussein
avait des relations détestables avec quasiment tous ses
voisins (à l'exception de la Jordanie) le stationnement
de près de 140 000 soldats sur place fait peser une menace
sur l'Iran, la Syrie ou même l'Arabie Saoudite
Laisser
la situation se détériorer pour les Américains
revient pour ces pays à gagner un temps précieux
et décourager Bush et son équipe de renouveler
l'expérience [6]
Alors que l'occupation s'épuise dans un perpétuel
chassé-croisé avec les insurgés, les pays
voisins tentent de tirer avantage du chaos irakien. L'occupation
américaine ne va plus se compter en années
La priorité du Pentagone n'est plus d'écraser la
résistance. Cette stratégie a monté l'ensemble
de la population contre les américains, il s'agit plutôt
" d'irakiser " la guerre, c'est-à-dire de former
et soutenir une armée irakienne à la solde de quelques
officiers US. Cet objectif est loin d'être atteint [7] alors même que l'armée
de terre américaine est épuisée [8]
.
Avec la floraison de groupes djhadistes révolutionnaires,
ces régimes frontaliers seront peut-être tôt
ou tard menacés par ces mêmes réseaux (c'est
le cas de l'Arabie Saoudite), mais en attendant, ces pays préfèrent
laisser ces " volontaires " aller se battre à
Bagdad. Sans spécialement aider, créer ou armer
ces groupes, les pays frontaliers ont tout intérêt
à laisser faire. Le naufrage de l'occupation américaine
et ses coûts politiques et humains ne peuvent que laisser
de l'oxygène interne à ces régimes sous
tension.
Notons aussi que Riyad et Téhéran se disputent
traditionnellement la zone du Tigre et de l'Euphrate : au soutien
logistique des milices chiites de l'Iran répond le soutien
tactique des Saouds aux groupes arabes sunnites d'Irak
B. la Turquie et Israël : éviter la reconstitution
d'un Irak stable
De même la Turquie ne saurait laisser un Irak fédéral
proaméricain se stabiliser. En effet, cette hypothèse
entraînerait automatiquement un Kurdistan quasi-indépendant
et donc un " modèle " pour les Kurdes de Turquie.
Ainsi les Turcs, ex alliés des Américains dans
cette affaire ont-ils tout intérêt à "
aider " la minorité turcophone, les Turcomans, en
Irak ou même monter des attentats contre les leaders Kurdes.
Autre pays intéressé au chaos en Irak : Israël.
Pays développé mais minuscule et dépendant
des États-Unis, ce pays n'a aucun intérêt
à voir émerger des régimes indépendants
dans sa région. Difficile de dire si les réseaux
du Mossad sont si étendus qu'on le dit, en tout cas, la
politique du pire en Irak sert très largement Israël
: elle justifie le côté " barbare " de
toute résistance arabe, elle empêche le relèvement
d'un Irak stable et indépendant. Pour finir, des troubles
avec la Syrie ou même l'Iran pourraient parasiter ces adversaires
rhétoriques de l'État hébreu.
III. La Mésopotamie, nud des rivalités impériales
Reste que si nous passons de l'analyse régionale à
l'analyse mondiale, la question irakienne est encore davantage
condamnée à occuper le devant de la scène.
Avec les plus grosses réserves de pétrole du monde
après l'Arabie, l'Irak ne peut qu'intéresser les
gros consommateurs de pétrole brut. Énorme consommateur
mondial militariste, les USA sont logiquement les plus impliqués
en Irak. Davantage ravitaillée par l'Algérie ou
la Russie, divisée politiquement, l'Europe est logiquement
en position de retrait, mais cela ne saurait être le cas
de la Chine dans quelques années.
Sur la question irakienne, la Chine Populaire a été
d'une prudence proportionnelle avec le rapport de force. Il était
en effet plus facile de soutenir la Corée du Nord que
de sauver l'Irak. Mais dans la décennie à venir
la Chine Populaire sera dans la situation actuelle des USA :
réserves de pétroles sur le territoire national
[9], mais consommation bien supérieure.
Pékin a déjà signé des accords pétroliers
faramineux avec l'Iran et la Russie [10],
de même la Chine a toujours entretenu de très bonnes
relations avec le Pakistan. Dans une perspective de hausses de
la consommation et de raréfaction lente des réserves
mondiales, l'empire chinois en gestation ne peut raisonnablement
laisser le chaos ou l'impérialisme américain s'installer
en Irak.
Des risques de conflits directs ou indirects entre les deux empires
du XXIe siècle ne manquent pas : conflit stratégique
entre le Japon (et les USA) et la Chine, surenchère autour
de la Corée du Nord, réunification ratée
avec Taiwan, etc. Les points de rupture sont connus, mais il
y a fort à parier pour que la question énergétique
se cristallise, comme toujours, au Proche-Orient. Un axe sino-iranien
avec la bienveillance pakistanaise pourrait contribuer à
blackbouler l'axe américano-sunnite [11],
définitivement rompu depuis le 11 septembre et l'invasion
ratée de l'Irak.
Conclusion : de l'impasse à l'abîme
De plus en plus de voix officielles aux États-Unis pronostiquent
un retrait partiel de quelque 30 000 soldats courant 2006. Cette
décision sera-t-elle appliquée ? Est-ce un nouveau
rideau de fumée de G. Bush destiné à tromper
une fois de plus son opinion ? Une augmentation du nombre de
soldat (160 000 hommes) est même annoncée pour fin
2005.
Reste que cette nécessité de limiter les pertes
et le coût financier traduit la faillite de l'intervention
de 2003. En abattant le dernier régime arabe stable et
à même de rivaliser à la fois avec la théocratie
iranienne et le féodalisme saoudien, les États-Unis
ont joué à quitte ou double : soit ils recréaient
des provinces " romaines " associées au centre
impérial et fidèles politiquement [12],
soit, ils laissaient les Iraniens et leurs alliés chinois
avancer vers Bagdad. De même ils ont définitivement
ligué contre eux les pires ennemis des Chiites, à
savoir les réseaux wahhabites terroristes.
Au jour d'aujourd'hui le nombre des attaques contre les Américains
se sont stabilisées à environ 65 par jour, mais
les responsables du Pentagone sont les premiers à reconnaître
le perfectionnement constant de ces attaques à l'explosif
plus ou moins imparables
La seule issue aurait été dès 2004 de mettre
l'occupation au service de la population [13]
et d'éviter ainsi la généralisation des
violences de droit commun et d'autres gangs prospérant
sur la liquidation de l'État. Forcé de tolérer
des milices kurdes (au risque de déstabiliser la Turquie)
et des groupes chiites (au risque d'épargner le nucléaire
iranien) pour subir au mieux la résistance irakienne,
la politique de Bush est plus que jamais dans une impasse stratégique
et politique. Impasse qui pourrait se transformer en désastre
si d'aventure Bush attaque l'Iran.
En voulant garantir l'approvisionnement en brut de demain, les
oligarques américains ont définitivement achevé
de déstabiliser le deal néo-colonial qui gérait
la région depuis les années 50. Le chaos irakien
n'arrange qu'à très court terme les intérêts
impérialistes dans la région.
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