INTERVIEW

DU LIEUTENANT GENERAL HAMID GUL
ANCIEN CHEF DE L’ISI (LES SERVICES DE RENSEIGNEMENT DU PAKISTAN)
 
Lt Général (CR) Hamid Gul

 

REALISE PAR BADIH KARHANI, LE 7 OCTOBRE 2004
CONSULTANT AU CENTRE DE RECHERCHES SUR LE TERRORISME

Cet interview présente avec netteté des faits dont nous ne pouvons contester la véracité, mais aussi des interprétations de la réalité révélatrices de l’état d’esprit dominant dans l’est de l’Asie.

 

Badih Karhani: La position de Pervez Musharraf, le Président du Pakistan, est-elle assurée?

Lt Général Hamid Gul : Je pense que de nombreuses difficultés vont se présenter à lui, ce que les Américains n’aiment pas. Il existe de puissants « lobbies , » aux Etats-Unis et dans l’Union européenne, qui veulent pour le Pakistan une autre image que celle d’un régime militaire. En outre, si Pervez Musharraf s’entête à porter l’uniforme, à l’intérieur il risque de se voir confronté à une vague d’agitation. Beaucoup de mouvements populaires ont ainsi commencé par le passé. Au début, ils semblaient sans importance pour se révéler très puissants avec le temps. Je pense qu’il y a un risque que le MMA (1), opposé au port de l’uniforme militaire par le Président Musharraf, ne s’allie avec le ARD (Alliance pour la Restauration de la Démocratie). Il est possible alors que de nouvelles élections prennent place. Du moins si ces deux partis restent unis et saisissent l’occasion de mobiliser l’opinion.

B.K. : Les objectifs politiques de Musharraf n’ont-ils pas été atteints, en engrangeant par exemple 12,3 milliards de dollars dans les réserves ?

H.G. : Je ne sais pas s’il a vraiment réalisé son propre programme parce que c’est plutôt le projet américain qu’il met en place. Bien que la nation pakistanaise soit concernée, il est difficile de discerner la ligne des intérêts du Pakistan. L’aubaine d’un solde positif de 12,3 milliards de dollars, dans nos réserves de devises étrangères, est principalement due à la crise liée au 11 septembre 2001. Nous n’avons pas une économie compétitive : nous souffrons du sous-emploi, les prix des produits de premières nécessité, indispensables aux plus pauvres, ne cessent de monter et sur d’autres fronts économiques, comme l’agriculture, nous assistons même à un ralentissement de la production.

B.K. : N’assiste-t-on pas à une accalmie sur le front du Cachemire ? (2)

H.G. : Le Pakistan a fait des concessions à l’Inde, tentant de parler honnêtement et démocratiquement à ce pays. C’est un échec, en raison de l’interférence des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et d’Israël. Les « lobbies » israéliens veulent assurer une position dominante à l’Inde sur la scène du Sud asiatique. Ils ont déjà largement réussi. Le Pakistan, lui, s’est toujours contenté de chercher à maintenir l’équilibre avec l’Inde. C’est pourquoi il s’est doté de l’arme nucléaire. En dépit de nos efforts, les Indiens ont répondu en augmentant leur budget militaire. De plus, avec insistance, ils cherchent à obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. S’ils l’obtiennent, ils provoqueront la colère de tous les musulmans et renforceront la position d’Israël. Ce sera particulièrement blessant pour le Pakistan.

B.K. : Voyez-vous une issue possible à la crise du Cachemire ?

H.G. 
: Depuis le 6 janvier 2004, quand, à la suite d’une déclaration pakistanaise, le Premier ministre indien M. Vajpayee est venu chez nous. Les rencontres, qui ont suivi, ont conduit à l’abandon du peuple du Cachemire par le Pakistan. Ce peuple a d’abord été lâché par l’Inde, aujourd’hui il l’est par le gouvernement pakistanais. Tout cela sert les projets des Américains parce qu’ils souhaiteraient prendre pied au Cachemire, pour surveiller la Chine et avoir ainsi, en Extrême-Orient, une position comme ils en ont une au Proche-Orient avec l’Etat d’Israël. Dans le cas du Cachemire, ils cherchent seulement à obtenir un point d’ancrage politique et militaire pour contrôler à la fois le Pakistan, l’Inde et la Chine. Aussi, à l’analyse de cette ambition, je ne vois pas une solution proche au problème du Cachemire.

B.K. : Vous êtes aussi confrontés, à l’intérieur, à des violences graves entre les communautés religieuses, principalement entre sunnites et chiites. N’est-ce pas une cause essentielle de l’insécurité ?

H.G. : Les Indiens et les Israéliens sont alliés et liés par des accords de coopération militaires. Ils veulent pousser le Pakistan dans le chaos. Ce sont eux qui suscitent artificiellement des tensions interreligieuses entre sunnites et chiites. Quand l’insécurité aura atteint le niveau souhaité, ils attaqueront l’Iran. Ils ont déjà pris la décision de détruire les installations nucléaires iraniennes. Musharraf le sait. L’autre jour il a dit que l’Etat hébreu paierait un prix élevé dans le cas où il bombarderait les installations iraniennes. C’était un signal fort, peut-être envoyé par inadvertance, mais que les Israéliens ne minimisent pas.

S’en prenant à l’Iran après avoir neutralisé le Pakistan, seul pays musulman à disposer de la force nucléaire, les Israéliens et les Indiens n’auront plus à craindre de nous une éventuelle réaction.

Vous savez, quand j’observe le désordre régnant à Wana, au Baloutchistan, et dans de nombreuses autres régions du pays, je ne vois pas ce que le régime de Musharraf a apporté au Pakistan. Il aurait pu faire beaucoup, en capturant les prétendus membres d’Al Qaïda, mais je reste sur l’expectative parce que, faute d’avoir traduit en Justice les gens qui ont été fait prisonniers, on ne sait pas s’ils sont vraiment des membres d’Al Qaïda.

B.K. : Les Américains sont-ils en passe de ramener la paix en Afghanistan ?

H.G.
 : Les Taliban sont de plus en plus forts. D’une part, parce que Gulbuddin Hekmatyar (3) et ses commandants se sont alliés à eux. D’autre part, parce que les Moujahidine, les anciens et les générations montantes, n’acceptent pas la présence américaine, pourr eux, comme autrefois celle des Soviétiques, hostile à l’identité musulmane de l’Afghanistan. Aussi je crois la résistance entrée dans une période de croissance. D’une part, de nouveaux « jihadistes » (4) apparaissent. D’autre part la culture de la drogue atteint un chiffre de vente de 2,5 milliards de dollars par an. Sachez-le, l’Afghanistan produit aujourd’hui environ 4500 tonnes d’opium par an, contre seulement 185 sous les Taliban. Si 10% des profits sont investis dans l’achat d’armes, la puissance de frappe de la résistance va devenir redoutable. Comme ils l’ont montré au cours des cinq mille dernières années, le refus de l’occupation est une tradition nationale chez les Afghans. Les Américains sont fous de croire qu’il pourra en être autrement avec eux.

B.K. : Une accalmie est-elle envisageable en Afghanistan à la suite des élections qui s’y déroulent ?

H.G. : Je pense pour ma part que cela va amplifier les difficultés et ouvrir un nouvel épisode de la guerre civile en Afghanistan. Je m’explique. L’Alliance du Nord, l’alliée des Américains, a gouverné le pays pendant les trois dernières années. Aujourd’hui, des oppositions internes la divisent. On a vu Younus Qanooni (5) en personne s’opposer au Président Karzai. Il y a aussi le clan de Dostum et d’autres encore. Je crois que Karzai va gagner les élections, mais sa victoire sera perçue comme une tentative pour rétablir la domination des Pachtouns sur sur les autres ethnies, les Tadjiks, les Ouzbeks ou les Hazaras. Or, en Afghanistan, il n’y a pas de partis, mais des milices ethniques armées. Les Afghans n’ont pas de traditions démocratiques pour résoudre leurs différents. Ils sont habitués à se battre. Pour toutes ces raisons, je crois que nous allons assister à une amplification de la violence.

B.K. : Pourquoi Musharraf a-t-il pris le risque, au Pakistan, de faire intervenir l’armée dans les zones tribales ? (6)

H.G. : En ce moment, Musharraf essaie de résoudre la question de la souveraineté nationale. En même temps, vous voyez les Américains, tirant sur sa laisse, qui ont essayé de lancer des attaques militaires préventives à partir de l’Afghanistan pour traquer leurs ennemis dans la zone tribale. Musharraf leur a répondu, « Vous n’avez pas besoin de venir, je peux faire le travail moi-même. » Résultat, il rencontre des difficultés énormes. Je suis sûr qu’il y a eu beaucoup de victimes des deux côtés. Si le nombre de celles-ci, allant grandissant, devient public, cela portera un préjudice grave à l’institution militaire pakistanaise.

B.K. : Les partisans d’Al Qaïda représentent-ils toujours une menace pour les Etats-Unis ?

H.G. : Je pense que jusqu’à maintenant, s’ils ont survécu, c’est un miracle. En outre, leurs rangs s’étoffent encore. Les jeunes Arabes sont fiers d’avoir fait saigner le nez des Américains et de leurs alliés en Irak et en Afghanistan. L’un dans l’autre, je dirais les Américains en train de perdre la guerre. Du même coup, cela mine leur système politique. Leur attaque en Irak a été condamnée par de nombreux intellectuels et par bien des inspirateurs de l’opinion. John Kerry lui-même la dénonce. Rumsfeld en personne a fini par admettre qu’il n’avait aucune preuve de liens entre Al Qaïda et Saddam Hussein. Affaiblis, les Américains vont commencer à se replier. Ils ont déjà pris leur décision, mais les lobbies israéliens présents aux Etats-Unis vont continuer à exercer des pressions pour les en dissuader, car le repli de l’Amérique du Moyen-Orient serait l’acte de mort de l’Etat d’Israël. Aux Etats-Unis, les forces politiques vont devoir affronter un grave conflit interne.

Si les événements se déroulent comme je le suppose, Oussama Ben Laden et Al Qaïda, portés par leurs succès, recruteront de nouveaux volontaires. Quoi que les Etats-Unis fassent, les gens d’Al Qaïda leur échappent et leur causent de lourdes pertes. Les résistants ont tué plus de mille soldats Américains en Irak. Je n’ai pas les chiffres des pertes américaines en Afghanistan mais je les estime à 1500, voire 2000 hommes. Résultat, l’opposition armée à Washington se développe et l’aire de conflit s’étend. Ce matin même, une attaque a éclaté au Sinaï (7), sur le territoire égyptien. Al Qaïda est un phénomène en expansion et les Américains une réalité qui rétrécit à vue d’œil.

B.K. : Qui a tenté d’assassiner à plusieurs reprises de Président Musharraf ?

H.G. : Il a lui-même admis que des soldats, des hommes du rang de l’armée de terre et de l’"Air force", sont impliqués dans ces tentatives. C’est très grave, car lorsque la situation échappe au contrôle des officiers, on prend le risque que les règles imposant un minimum de bonne conduite ne soient plus respectées. Cela montre qu’un ferment destructeur, insidieusement pour le moment, corrompt les institutions du Pakistan.

 NOTES

(1) Nouveau sur la scène politique, le MMA ou Muttahida Majlis-e-Amal, parti islamiste, demande l’instauration de la loi coranique. Il est très actif et menace le pouvoir.

(2) Depuis l’indépendance de l’Inde, en 1949, et sa scission, alors en deux Etats, le Cachemire est la principale pomme de discorde entre l’Inde et le Pakistan. Chacune des deux capitales contrôle une partie du Cachemire tandis que, le Pakistan, pendant des années, a soutenu la guérilla active du côté indien.

(3) Gulbuddin Hekmatyar a combattu contre l’occupation soviétique avec son parti, le Hezb-i-Islami, puis il a fini par retourner ses armes contre les autres partis de la résistance pour tenter de s’emparer du pouvoir par la force.

(4) Les « jihadistes, » comme le disent les musulmans, sont les combattants du « jihad. »

(5) Autrefois très proche du Commandant Ahmad Shah Massoud, il était membre du gouvernement intérimaire afghan sous Hamid Karzaï. Il a été candidat aux élections présidentielles.

(6) Région limitrophe de l’Afghanistan, les zones tribales ont été instaurées sous l’administration britannique. Pour éviter d’irriter la susceptibilité des tribus, le pouvoir central accordait une autonomie substantielle à ces régions et l’armée limitait ses contrôles aux axes routiers.

(7) L’attentat de Taba, contre des établissements recevant des Israéliens en vacances en Egypte, a éclaté le 7 octobre dernier.

Centre de Recherches sur le terrorisme depuis le 11 septembre 2001
 www.recherches-sur-le-terrorisme.com

 

Lire aussi: "Le retour des bannières noires, comment Taliban, Al Qaïda et le Hezb-e-Islami ont ressurgi en Afghanistan"

 
Retour Menu
Retour Accueil