RÈGLEMENTS DE COMPTES DANS LA NÉBULEUSE RUSSE

janvier 2007

 
En ce début de siècle, les nouvelles se bousculent sans cohérence apparente, chaque partie du monde chevauchant ses informations, son train-train quotidien, comme si n'existaient pas de rapports entre les événements. Ils existent pourtant. Nous allons vous en donner des exemples qui montrent qu'on ne peut plus analyser la situation contemporaine maintenant comme il y a cinq ou dix ans.Il faut donc rechercher les raisons de cette incohérence mondiale.


Premier exemple : au fin fond de l'Ossétie, province annexe de la Géorgie, le fisc américain, faisant des recherches sur de faux billets, en collaboration avec cinq ou six pays d'Europe et même la Russie, a découvert l'automne dernier un dépôt de dollars si bien imités qu'au moment où nous a été communiqué cette information, il n'était pas encore parvenu à déchiffrer l'origine de ces billets.

Jamais on n'avait vu une telle perfection dans la contrefaçon des dollars. Il y en avait pour plusieurs dizaines de milliers. De quoi déstabiliser un pays par infiltration. Une ligne ou deux dans quelques journaux financiers. Puis le black out. Or le chef de la tribu d'Ossétie, qui avait la main sur ce magot, était lié à l'appareil des mafias internationales du temps de l'ancienne Russie, maintenant répandues sur la planète, avec des ramifications dans tous les centres bancaires. Aucun détail n'a filtré.

Deuxième exemple : le 15 novembre dernier, Boigdar Doytchev, le colonel responsable des archives du KGB bulgare (l'ancien service bulgare au service de Moscou pendant 45 ans) entre dans son bureau. Une explosion. Il meurt. Les auteurs de l'attentat cherchaient à mettre la main sur ces archives que le gouvernement se disposait à communiquer officiellement. D'énormes secrets, puisque le KGB bulgare pendant la période soviéto-satellite était l'un des quatre les plus spécialisés des pays de l'Est au service de Moscou et pour Moscou. Doytchev est tué. On conclut à un suicide ! Une "enquête" n'est même pas ouverte. On passe à d'autres nouvelles. Le monde continue de tourner comme si de rien n'était.

Or n'oublions quand même pas que les séquelles de quarante-cinq ans d'occupation soviétique en Europe de l'Est sont très loin d'être résorbées, et que tout n'a pas encore été découvert sur les ténèbres de cette époque. Secrets d'autant plus gênants qu'on touche là avec la Bulgarie aussi bien à l'attentat contre Jean-Paul II qu'à des méthodes mafieuses qui dérèglent le climat politique et économique contemporain.

Au même moment une vague d'assassinats frappe en Russie et en Occident touchant à la fois des journalistes et des hommes d'affaires d'origine russe qui circulent sans entraves dans nos pays. Ici, l'écran se brouille. Certains commentateurs mettent en cause Vladimir Poutine et ses tueurs. Or, c'est infiniment plus complexe. Il faut savoir que la guerre froide se poursuit malgré les apparences. Entrent en jeu des règlements de comptes si imbriqués que la presse y perd son latin. Il faut d'abord fixer le cadre dans lequel Poutine agit.

En l'an 2000, il a mis en place des structures dont on s'est aperçu petit à petit qu'elles ne procédaient pas d'un schéma ordinaire, mais d'une stratégie impérialiste. Il a partagé le pouvoir entre une douzaine d'hommes de son cabinet. Les uns sont des techniciens du KGB de ces dix dernières années ; les autres ceux qu'on appelle des oligarques, c'est-à-dire des experts de la mise en place de grands axes stratégiques gaz, pétrole, électricité, zinc, aluminium, etc. Aujourd'hui, ces matières premières stratégiques se trouvent concentrées entre les mains d'un gang qui, à 80%, est tenu par Poutine. Jusque-là, tout serait à peu près concevable si ces bases stratégiques tenaient compte du droit international et de la justice. Au lieu de quoi, on constate en examinant le cas de Boris Khodorkovski, le créateur de la firme Youkos, qu'en toute illégalité, cet oligarque a été jeté en prison pour l'unique raison nécessaire et suffisante que sa puissance gênait Vladimir Poutine et qu'il avait eu le tort d'afficher ses divergences politiques avec le maître du Kremlin. De toute évidence, les poursuites fiscales intentées contre lui ont été fabriquées.
Une fois le sort de Khodorkovski réglé, survint en novembre le cas d'Alexandre Litvinenko, ce dissident empoisonné dans un restaurant londonien par du polonium 210 radioactif (1).

Qui était Litvinenko ? Un officier supérieur du FSB (l'ex-KGB), un tueur professionnel chargé de cibles diverses. Il y a six ans, se posant de plus en plus de questions sur les motivations réelles des missions très particulières qu'on lui assignait, il bascula dans l'autre camp.

Après être passé par Jérusalem, il se réfugia à Londres. Il se mit sous la protection d'un autre dissident : Boris Berezovsky, un des plus riches des oligarques, un de ces douze ou quinze personnages affairistes, qui ont fait fortune très vite grâce à l'argent du parti communiste réparti entre eux en 1990, avec l'ordre de le faire fructifier à travers la planète par des coups de bourse et des achats d'affaires.

Ce Berezovsky, juif russe, avait été le responsable de la Sécurité de l'URSS sous Eltsine pendant une dizaine de mois. Mais il commit l'erreur d'arrondir trop vite sa fortune personnelle, et de la transférer dans plusieurs banques occidentales. Lors de la passation des pouvoirs d'Eltsine à Poutine, en l'an 2000, il jugea plus prudent de fuir à l'Ouest. Il réapparut à Londres, où il séjourne depuis, grand brasseur d'affaires internationales.

Donc un dissident en rejoint un autre, et tous deux commencent à combiner des "coups" contre le régime de Poutine. En temps normal, on commenterait, se demandant comment des ex ou " encore kgébistes " peuvent circuler librement dans les pays de l'Ouest et y préparer des coups d'État.
C'est le côté qui devrait être choquant, or ce qui est choquant, c'est que personne ne s'en étonne. La presse traite de ces sujets comme s'il était question d'un polar de Gérard de Villiers : les gens s'entretuent simplement, pour le seul motif qu'ils sont rivaux... Mais non, il s'agit là de politique. Tout est politique, tout se tient dans l'idée d'un monde futur qui serait dominé à la fois par des grandes affaires russes et par de grandes affaires de l'Ouest, les deux se concurrençant ou se complétant.

Exit Alexandre Litvinenko dans des circonstances non encore élucidées.
Le début de ces jeux macabres, et dont personne ne parle, remonte à l'irruption sur la scène moscovite d'un journaliste russe, naturalisé américain, mais très francophile et dont une partie de la famille appartint aux services spéciaux français : Paul Klebnikov (2).

Paul Klebnikov ( Collection de l'auteur )Paul Klebnikov ©P. de Villemarest

Pendant trois ans, il fut le correspondant en URSS de la célèbre revue financière Forbes. Il y a cinq ans, il fut abattu à Moscou en bas de l'escalier de son immeuble. Il croyait que son passeport américain le rendait intouchable.
J'avais eu beau l'avertir que l'impunité n'existait pas et qu'il en savait trop après avoir enquêté à la fois sur la vie de Berezovsky et sur la carrière de Vladimir Poutine, en particulier lorsque celui-ci traitait des relations économiques internationales avec l'Allemagne (St-Pétersbourg 1989/1993). Ces incursions l'avaient conduit sur deux pistes aussi dangereuses l'une que l'autre.

L'assassinat de Paul Klebnikov a sombré dans l'oubli le plus total alors qu'il fût la première victime de la série des crimes en cours. En effet, ses recherches menaient à la fois sur les intrigues russes en Grande-Bretagne, en Allemagne, en France ; sur les intrigues des Tchétchènes dans le Caucase et sur les oligarques, dont une majorité des 250 000 Russes émigrés en Angleterre essaime aussi en Europe continentale.

Une constatation importante permet de comprendre la multiplicité des intrigues qui se nouent aujourd'hui au Kremlin, leur complexité et leurs conséquences à l'intérieur même de la Russie, avec répercussions sur le monde extérieur. Si Vladimir Poutine est parvenu à monter un gang qui a mis la main sur la Russie, s'il croit avoir à son service tous les anciens du KGB, puisqu'il a en personne recasé nombre d'entre eux à la tête d'entreprises d'envergure, il se trompe. Il est persuadé dominer une constellation d'oligarques et de kgébistes. En fait, j'ai détecté qu'en moyenne un sur trois d'entre ces hommes le dupent. Ils marchent avec lui pour le moment, mais en même temps ils combinent sa succession, puisqu' il doit être remplacé à la présidence d'ici deux ans. C'est une réalité dont nos hommes politiques et nos industriels devraient tenir compte dans leurs rapports avec la Russie de Poutine.
Nous sommes dans un monde qui se bat, qui se combat, qui se détruit, et nous risquons de connaître beaucoup de destructions en chaîne, puisque les grandes affaires s'interpénètrent. La Russie est aujourd'hui divisée politiquement sur l'avenir immédiat.
L'Occident risque d'être victime de ces divisions en se trompant de partenaire. Il faut d'abord rétablir le droit, pas seulement par des mots, mais dans les pays qui traitent avec l'Est. Il faudrait aboutir à un monde cohérent. Si nous n'y parvenons pas, nous allons nous détruire nous-mêmes dans un immense désordre.

Nous reviendrons sur ces problèmes au fur et à mesure des événements.

Un cas à part celui de Gary Kasparov, ex-champion du monde d'échecs. Ses cours dans le monde entier ont assuré sa fortune. Sommité indiscutable, il est assez populaire dans son pays pour y circuler jusqu'à présent à peu près librement, ainsi qu'à l'étranger.

Il a créé " un comité de citoyens pour la démocratie " qui s'était branché sur Berezovsky et Litvinenko. Avec ces derniers, il a osé ressortir deux faits. D'une part le montage des centaines d'explosions dans les appartements des communautés tchétchènes installées en Russie, ce qui a provoqué en 1999 ce qu'on appelle la " deuxième guerre tchétchène. " D'autre part un dossier concernant le rôle trouble de Poutine au KGB de Saint-Pétersbourg de 1989 à 1994 (mélange de pénétration de l'Allemagne de l'Ouest par les affaires et l'espionnage).

Symbolisant un autre courant d'opposition, Kasparov fait aussi campagne contre la reconduction de Poutine au pouvoir.

 

Pierre de Villemarest

 

Notes

(1) Le polonium 120 était classifié : poison catégorie 5 par les experts. Ils viennent de le reclassifier dans la catégorie 2.
(2) Paul Klebnikov est l'auteur de " Godfather of the Kremlin - Boris Berezovsky and the looting of Russia, " paru en 2000 chez Harcourt, Inc. Ce livre n'a pas été traduit.

Centre de Recherches sur le terrorisme depuis le 11 septembre 2001
 www.recherches-sur-le-terrorisme.com

 

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