Puissance et déclin de lEmpire ottoman |
Nous avons laissé
lEmpire ottoman au XVIème siècle, à
son apogée. Cet ensemble contrôle alors en Europe,
les Balkans, la Hongrie et la Moldavie ; au Moyen-Orient, la Syrie, le Liban, la Palestine, la Côte arabe de la Mer Rouge, la Mésopotamie et le Kurdistan ; en Afrique du Nord, lÉgypte et la bande littorale de la Libye, de la Tunisie et de lAlgérie. A sa périphérie, il sétend en Crimée, pénètre en Iran et simpose au nord du Yémen. En résumé, en lagrandissant, il a reconstitué à son profit lEmpire romain dOrient. |
LEmpire ottoman repose sur une base politico-religieuse, elle même soutenue par une organisation militaire. A sa tête se trouve le Sultan, portant en outre le titre de calife, arraché comme nous lavons vu au dernier des Abbassides (1) en 1517. De droit monarque absolu, il est à la fois chef civil, militaire et religieux. Il est assisté par un « divan », un gouvernement dirigé par quatre ministres, ou vizirs, dont le plus important est le grand vizir. Pour en assurer ladministration, lempire est divisé en eyalets ou wilayats, subdivisées en sandjaks, gouvernés par un bey. Cependant, si le Sultan détient en principe le pouvoir religieux, il échappe à beaucoup, aujourdhui, quen réalité cette fonction est largement honorifique. En effet, le grand mufti et le corps des ouléma (2) exercent la réalité de cette fonction, dont lessentiel est juridique chez les musulmans. Ils interprètent les textes de bases, principalement le coran, rappellent les musulmans au respect de la charia, la loi islamique, et rendent la Justice. Par ce biais, ils jouissent dune large autonomie face au pouvoir central. Un autre contre-pouvoir se dresse, celui de larmée. Dans les structures tribales turques des Ottomans, déjà le chef était obligé de composer avec la communauté des guerriers. Sous lEmpire, la composante militaire reste la force qui, en dernier recours, décide. Ainsi, accusés dincompétence, plusieurs Sultans seront-ils déchus par leurs propres soldats. La Sublime Porte (3), autant pour augmenter ses forces que pour contraindre son armée à lobéissance, recourt au recrutement massif de convertis à lislam et daventuriers. Il va même jusquà constituer une armée desclaves, les janissaires, sur la base dun concept appelé le « devchirmé ». Cette troupe est prélevée au titre de limpôt dans les familles chrétiennes de lEmpire, principalement aux Balkans, en razziant les garçons de treize ou quatorze ans Ces derniers sont emmenés dans les casernes dAnatolie, convertis à lislam et formés au métier des armes. Ils nont ni le droit de revoir leur famille, ni celui de prendre épouse. Constituant un corps délite efficace et soudé, ils ne seront pourtant pas les derniers à se dresser contre le Sultan. Ces renégats et ces esclaves nen constituent pas moins une caste puissante. Alors quils doivent tout au Sultan, celui-ci dépend deux pour sa protection. Ils accèdent aux plus hautes fonctions et deviennent les véritables gestionnaires de lempire. À ces entrelacs dinfluences et de pressions, sajoutent les intrigues du palais. À partir de Süleyman le Magnifique (1520-1566), le Sultan na plus dépouse légitime mais un harem foisonnant desclaves. Le fils aîné du prince, en principe, lui succède. Mais né du ventre dune esclave, il dépend affectivement de lunivers dont il est issu, où se nouent complots et machinations pour favoriser la carrière de sa multitude de demi-frères. Cette situation donne lieu à de sanglants conflits. Ainsi, jusquà la fin du XVIème siècle, la tradition voudra que le nouveau Sultan fasse assassiner son frère cadet pour se débarrasser dun concurrent. Dans cet univers de pouvoir islamique absolu et ambigu, les chrétiens connaissent des sorts divers. Au coeur de lEmpire, les privilèges accordés aux musulmans et la quasi nécessité dappartenir à leur religion pour accéder aux postes de hautes responsabilités favorisent lérosion du christianisme en faveur de lislam. En dépit de tentatives en Bulgarie et en Bosnie-Herzégovine, couronnées de succès dans ce second pays, on ne peut cependant pas parler de conversion forcée de tous les chrétiens. Il nen est pas moins vrai que, la pression sociale aidant, en lespace de six siècles, dun pays chrétien, les Ottomans feront de la future Turquie une contrée à 90% musulmane, où les disciples du Christ ne constituent plus aujourdhui que 1,7% de la population. Dans les grandes lignes, à travers lEmpire, les chrétiens et les juifs sont régis selon les principes de la charia : sous le statut de « dhimmi », ils jouissent de la liberté religieuse mais sont en général exclus du métier des armes et de certaines professions comme celles de juge. Ils peuvent aussi exercer leur propre droit privé, par exemple en matière de mariage et dhéritage. En contrepartie, ils versent à lEmpire deux impôts spéciaux : la « jizya » et le « kharaj », le « haraç » en langue turque. Ces règles souffrent néanmoins de nombreuses exceptions. Dans les régions où chrétiens et musulmans cohabitent, ces derniers tendent souvent à sestimer des droits de préséance. Les tensions vont parfois jusquaux massacres des chrétiens avec la complicité ou la coopération de larmée. Ainsi, en 1860, des milliers de maronites sont assassinés au Liban et en Syrie. De 1893 à 1896, cest au tour des Arméniens, avant quen 1915 et 1916 les deux tiers dentre eux ne soient déportés et massacrés dans les déserts de Syrie et de Mésopotamie. Autre exemple, celui des Albanais. Ayant pris massivement lislam pour religion, sidentifiant aux vainqueurs, ils en profitent pour simplanter au Kosovo et en repousser progressivement les Serbes. La bataille navale de Lépante (4), le 7 octobre 1571, apparaît comme le premier signe de déclin. La Sublime Porte hantait les rives de la Méditerranée, multipliant les attaques contre les bateaux européens, pillant les villes et réduisant les chrétiens en esclavage. À lappel du Pape Pie V, prétextant de la prise de lîle de Chypre par les Ottomans, les Espagnols, les Vénitiens et la marine du Vatican prirent la flotte turque en tenailles. Sur 300 navires, les Turcs en perdirent 260. 30 000 musulmans furent tués ou blessés, contre 7 500 du côté des chrétiens. Ces derniers libéraient 15 000 de leur coreligionnaires, enchaînés sur les galères ottomanes. En 1592, les Habsbourg (5) parvinrent à libérer la Hongrie du tribut imposé par Istanbul. La Transylvanie était reprise aux Ottomans, puis la Dalmatie (en Croatie), la Morée (au sud de la péninsule grecque), en 1699, enfin le port dAzov, en Russie, en 1774. Aux XVIIIème et XIXème siècles, les régences dAfrique du Nord et les Mamelouks au pouvoir en Égypte prirent leurs distances de lEmpire. La France, convient-il de rappeler, joua un rôle ambigu aux côtés de lEmpire. Le Français Bonneval réforma larmée turque et lui permit de récupérer la Bosnie et la Serbie en 1739. Paris voyait dans les Ottomans des adversaires de son ennemie dalors, la Russie. Mais, en 1768, la flotte du Sultan était à nouveau détruite. Cette alliance franco ottomane nempêcha pas Bonaparte doccuper lÉgypte en 1798, puis ses successeurs de semparer de lAlgérie et de la Tunisie à partir de 1830. Les défaites militaires se succédant, lEmpire perdit la Grèce et la Serbie en 1830. Puis lÉgypte se rebella et, en 1839, infligea une cuisante défaite à larmée ottomane. Sous le règne du Sultan Abdulmecid, on assista à une tentative de modernisation. Mais la plupart des textes promulgués ne furent pas appliqués, en particulier celui promettant légalité civile de tous les sujets. Les musulmans le rejetèrent, lestimant contraire à la tradition islamique. La Russie, tirant avantage de la faiblesse de son voisin méridional, lança la guerre de Crimée (1854-1856) sous prétexte dobtenir le protectorat des sujets orthodoxes du Sultan. Soucieuse de léquilibre des forces de la région, la Grande-Bretagne intervint aux côtés de la France pour soutenir les Ottomans. Résultat, le congrès de Paris (1856) mit lEmpire sous « la garantie » des Puissances, les principaux États européens, et imposa de nouvelles réformes. La France, profitant de ses relations privilégiées avec Istanbul, contribua au mouvement de modernisation : elle construisit des ports, des lignes de chemin de fer et ouvrit le lycée français de Galatasaray (6). Les grandes banques européennes sinsérèrent dans le jeu, poussant lEmpire à sendetter et le mettant financièrement à merci (7). La tentation était forte pour les possessions lointaines de secouer le joug ottoman. En 1858, le Monténégro, aspirant à lindépendance, repoussa une armée turque venue pour tenter de le soumettre. Dans les années 60, les principautés danubiennes donnèrent naissance à la Roumanie. La rétraction des frontières suscitait le mécontentement, surtout dans les couches sociales éduquées touchées par la modernité. En 1865, naquit une société secrète, les « Jeunes Ottomans ». Ces derniers voulaient régénérer lEmpire et réclamaient sa transformation en régime constitutionnel et parlementaire. Pendant ce temps, la désagrégation du domaine impérial se poursuivait. En 1877, la Bulgarie et la Bosnie-Herzégovine se révoltaient. Lintervention de la Russie permit aux Bulgares dobtenir leur autonomie et celle des troupes autrichiennes fit passer les Bosniaques sous la coupe de Vienne. Prenant argument de cette nouvelle défaite, les Jeunes Turcs déclanchèrent une révolution et renversèrent le Sultan Abdulaziz (1861-1876). Second à lui succéder, Abdulhamid II (1876-1909) concéda une Constitution et la création dun Parlement. Lhomme navait cependant rien dun libéral. Comme si de rien nétait, il continua de régner comme ses prédécesseurs. Son despotisme ny fit rien : en 1878, la Grande-Bretagne prit le contrôle de Chypre et la Grèce soctroya la Thessalie. LEmpire se tourna alors vers un nouvel allié européen, lAllemagne, qui fut chargée de réformer larmée. Mais, en 1908, sous linfluence des Jeunes Turcs, celle-ci se soulevant, obligea Abdulhamid II à rétablir la Constitution, pour se voir forcé à labdication quelques mois plus tard. Sous le nouveau Sultan, une dictature militaire se mit en place qui se donna pour mission de turquiser tous les sujets de lEmpire en rejetant lislamisation. Les Arabes à leur tour sagitèrent, puis, en 1911, lItalie sempara de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque. À la veille de la Première Guerre mondiale, lEmpire perdait ce qui lui restait de territoire européen, mis à part la région des détroits. La grande Guerre va marquer la
fin des Ottomans, Istanbul se rangeant dans le camp allemand.
Le 19 septembre 1918, les Anglais entrent en Palestine. À
la suite de larmistice de Moudros, le 30 octobre, lEmpire,
occupé, est morcelé par les alliés. Un mouvement
nationaliste conduit par Mustapha Kemal sélève
alors et chasse les armées grecques entrées en
Turquie. Kemal abolit le sultanat en 1922 et le califat en 1924.
La Turquie devient une République, adopte lalphabet
latin et se veut laïque. Pour combien de temps encore ? Jean Isnard
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