HISTOIRE
La trace sanglante
d’YITZHAK SHAMIR

octobre 2012

Le 30 juin 2012, Yitzhak Shamir, ancien Premier ministre d’Israël, décédait. Deux jours plus tard, au cours de funérailles nationales, il a été enterré dans « le carré des héros de la nation » au cimetière militaire du mont Herzl, à côté de Jérusalem. Les nécrologies ont fleuri un peu partout en même temps que les discours de circonstances pour célébrer l’homme d’État. Peu se sont aventurés à rappeler son rôle dans les années qui, précédant la naissance d’Israël en 1948, font de lui l’un des pères fondateurs du terrorisme.

Celui qui devait se donner plus tard le nom d’Yitzhak Shamir est né en octobre 1915 à Rozhnoï, un village de Biélorussie situé dans la zone de résidence juive. Il s’appelait alors Yitzhak Yzernitsky et son père, Shlomo, tanneur de profession, militait dans le Bund, un mouvement marxisant juif. En 1918, Shlomo s’allia aux bolcheviques et fit partie du comité révolutionnaire qui prit le contrôle de Rozhnoï. La guerre n’était cependant pas finie dans cette partie du monde. Des partisans polonais anti-communistes y combattaient encore. Avant l’intégration de la région à la Pologne, en 1921, par le traité de Versailles, on estime à 30 000 le nombre de Juifs qui y furent massacrés par les forces polonaises.

Yitzhak reçoit un enseignement sioniste mâtiné de communisme et, encore au lycée, entre au Gordonnia, mouvement de jeunesse qui associe ces deux utopies. Mais, âgé de 14 ans, il se tourne du côté du Betar, organisation nationaliste dirigé par Vladimir Jabotinsky qui flirtera avec les pays fascistes. Le jeune homme n’en reste pas moins attaché aux idées de gauche et, quand Goebbels se rendra à Varsovie, il en sera révulsé. De là daterait sa décision de rejoindre la Palestine alors sous mandat britannique.

Il débarque à Jaffa le 11 novembre 1935, dans un pays déjà en crise. D’un côté, les Juifs veulent toujours installer plus de leurs coreligionnaires. 37 000 en 1933, et une poignée au début du siècle, ils sont désormais 500 000. Les Arabes, principalement les musulmans, s’inquiètent de ces arrivées massives. Ils craignent de se voir un jour marginalisés, voire chassés de leurs terres. Des troubles ont déjà éclaté. Ainsi, le 23 août 1929, des groupes arabes armés ont attaqué des quartiers juifs à Jérusalem et à Hébron. Ils ont fait 133 morts dans les rangs sionistes et 87 chez leurs adversaires. Les Britanniques, harcelés par les exigences des deux partis, tentent de maintenir l’ordre.

Yitzhak monte à Jérusalem, s’inscrit à l’université et trouve un emploi de comptable. Pas pour longtemps.

Au lendemain de l’offensive de 1929, est née une nouvelle organisation d’auto-défense des Juifs, l’Irgoun. Celle-ci se scinde à deux reprises. Une faction, passant sous l’influence du Bétar, deviendra le groupe Stern et plus tard le Lehi. Yitzhak rejoint l’Irgoun, plus spécialement cette faction. Il est d’abord chargé de recruter les lycéens juifs puis de leur formation au tir. Il organise aussi des « actions antibritanniques » comme la destruction des cabines téléphoniques. Un petit début avant de passer à des choses plus sérieuses. Enfin, dans la clandestinité, il suit des cours d’officier.

Un an avant Yitzhak, le groupe a fait une autre recrue venue de Pologne, Avraham Stern. Il est l’auteur d’un chant qui deviendra l’hymne de l’Irgoun. Les paroles donnent froid dans le dos : « Notre rêve : mourir pour notre peuple... Avec les larmes des mères endeuillées, Avec le sang des enfants purs, Nous cimenterons le mur de nos corps, Pour construire la patrie... »

Ce qui devait arriver arrive. Début juillet 1939, Stern obtient que l’Irgoun déclenche « une offensive générale et illimitée contre les Arabes pour, en les terrorisant, les forcer à cesser les attaques anti-juives ». Le 4 juillet, l’organisation entame une campagne meurtrière contre les autobus et des véhicules transportant des civils arabes. En dix jours, on comptera 73 Arabes tués. Cinquante ans plus tard, Yitzhak reconnaîtra sa participation aux assassinats.

L’extrémisme de l’Irgoun inquiète un certain nombre de Juifs. Jusqu’à David Ben Gourion (1) lui-même qui déclare : « Si les Anglais considèrent que nous aussi (les Juifs) nous lançons des bombes, ils ne nous laisseront plus immigrer en Palestine ».

L’Irgoun poursuit pourtant son plan et, le 26 août 1939 pose une bombe de plusieurs dizaines de kilos d’explosif dans le souk arabe de Yaffo. Elle fera 24 morts. Les Britanniques réagissent et torturent les prisonniers. Pour se venger, l’organisation tue Ralf Kranz, le chef du CID (2), la brigade criminelle de la puissance mandataire, et l’un de ses collègues, Ronald Barker. Mais, le 1er septembre, les troupes allemandes franchissent la frontière polonaise. La guerre ne faisant plus de doute, l’Irgoun offre un cessez-le-feu aux Britanniques.

Une étrange période commence alors. Pendant quelque temps, l’organisation collabore avec la puissance occupante et va jusqu’à espionner les structures juives de gauche pour le compte de celle-ci. D’un autre côté, Stern est partisan de nouer des relations avec l’Allemagne nazie dont il considère la victoire inéluctable. La mort de Jabotinsky s’ajoute à cela divisant l’Irgoun. Yitzhak hésite, puis finit par s’aligner sur Stern, en dépit des contacts de celui-ci avec les nazis.

On mesure l’extrémisme de Stern au contenu de sa déclaration dite des 18 Principes de la renaissance : « Le peuple d’Israël est un peuple élu. Sa patrie est la terre d’Israël dans les frontières définies par la Thora (3), du Nil à l’Euphrate ». Mais il manque d’argent pour réaliser ses projets. Il entreprend alors de « réquisitionner » des fonds en braquant l’Anglo-Palestine Bank, où ses hommes s’emparent de 4000 livres palestiniennes.

Mais, ce qui est devenu le groupe Stern ne peut pas tenir longtemps. Le 3 décembre 1941, Yitzhak est arrêté par le CID. Quant à Stern, le 12 février 1942, il est abattu dans sa cache par Geoffroy Morton, le patron du CID.

Yitzhak apprend cette nouvelle en prison et devient le chef du groupe. Le 31 août cependant, il parvient à s’évader avec la complicité de ses camarades, rejoint la clandestinité et prend le commandement du groupe Stern qui prend le nom de Lehi. Afin de remplir les caisses, Yitzhak se lance alors dans une campagne de cambriolages de Juifs aisés. Certes, il n’est plus question de contacts avec les nazis mais le patron du Lehi ordonne « des actions terroristes dirigées individuellement contre des personnalités à la tête de l’administration occupante ». Autrement dit les Britanniques.

Pendant ce temps, en Pologne, le village d’Yitzhak vit sous la férule nazie. Sa soeur Myriam, son époux et les deux enfants sont massacrés. Son père, Schlomo, déporté vers Treblinka, parvient à s’échapper pendant le transport. Il se réfugie chez des amis d’enfance polonais qui l’assassinent. Comme les Palestiniens aujourd’hui, Yitzhak puise ses raisons dans l’horreur vécue.

Le Lehi connaît aussi des conflits internes qui se règlent dans le sang. Eliahou Giladi et Pritzker sont exécutés, sur ordre d’Yitzhak, Pessah Shrori se suicide poussé à bout. Sous le nom de code de Michael, Yitzhak est désormais le chef incontesté du Lehi. Toutes les opérations portent sa signature, comme les sept tentatives avortées d’assassiner le haut-commissaire britannique Harold MacMichaels.

Quand ils comparaissent en Justice, les militants du Lehi transforment le prétoire en tribune politique pour dénoncer « la trahison des Juifs par la Grande-Bretagne ». Une tactique reprise plus tard par les militants palestiniens devant les tribunaux israéliens.

Pour se déplacer, Yitzhak se déguise en rabbin. Il a pour agent de liaison Sarah Levy, appelée Shoulamit dans la clandestinité. Elle devient sa maîtresse. Le chef du Lehi ne veut pas que les militants se marient. C’est un rabbin orthodoxe qui le fait fléchir et le mariage a lieu mais ne sera enregistré que bien des années plus tard.

Les assassinats du Lehi n’en continuent pas moins. Le 29 septembre 1944, J.T. Wilkin, détective du CID est tué. Le 6 novembre, c’est au tour de Lord Moyne, le ministre d’État aux colonies, au Caire où il résidait. Ben Gourion, furieux, ordonne de coopérer avec la police. La compagnie de choc de la Haganah (4) traque les hommes du Lehi

Yitzhak n’en continue pas moins ses activités. Le comité du Lehi estime alors que l’Union soviétique peut être un allié du sionisme et commence à collaborer avec elle. Du coup, Yitzhak revient à ses premiers amours politiques.

La cause sioniste est décidément pleine de détours. Au début de l’été 1945, le Lehi, l’Irgoun et la Haganah décident de coopérer militairement contre les Britanniques. De Paris, Ben Gourion accepte l’alliance par télégramme.

Le 25 avril 1946, le Lehi attaque la 6ème division aéroportée britannique, tuant 7 soldats. Le 22 juin, enfin, c’est l’attaque par l’Irgoun et le Lehi de l’hôtel King David, utilisé par l’état-major de l’occupant. On comptera 91 morts, dont de nombreux juifs, en dépit de l’avertissement donné par téléphone aux Britanniques.

Les recherches prennent alors une ampleur jamais vue. Yitzhak est arrêté quelques jours plus tard puis, le 22 août, envoyé en détention en Érythrée, alors tenue par les Britanniques. Il s’évadera le 14 janvier 1947 et, après un itinéraire digne d’un roman, ne rejoindra la Palestine que le 20 mai 1948, après la déclaration d’indépendance d’Israël.

Une nouvelle vie s’annonçait. Après avoir retrouvé Shoulamit, il s’essaiera aux affaires, avant de se faire recruter par le Mossad. Élu à la Knesset en 1973, il finira sa carrière politique comme Premier ministre en 1992.

Mieux que d’autres, les Israéliens savent ce qui conduit un homme à devenir un terroriste : l’idéologie et une injustice invivable. Voilà pourquoi ils auraient dû comprendre les Palestiniens.

Jean Isnard

Notes

(1) Alors à la tête de l’Histadrout, le syndicat juif, il est un interlocuteur des Britanniques.
(2) « Criminal Investigation Departement »
(3) La Bible ou Ancien Testament.
(4) Organisme d’autodéfense juive créé avec l’assentiment des Britanniques.

Centre de Recherches sur le Terrorisme depuis le 11 septembre 2001
www.recherches-sur-le-terrorisme.com

 

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