SUR VLADIMIR POUTINE

ET

MIKHAÏL GORBATCHEV 

juillet 2014

 

Peu de temps avant sa disparition, Pierre de Villemarest nous avait fait le cadeau d’une magnifique biographie de Vladimir Poutine. Le passage en France du maître de la Russie est l’occasion de la partager avec nos lecteurs.


Il nous paraît utile à ce sujet de présenter à nos lecteurs un portrait du président de la Russie qui ne soit pas conformiste, mais fondé sur de solides informations, car, plus que jamais, il faut analyser la situation dans laquelle se trouve l’Europe occidentale, en regard de la poussée russe, sur ceux que Moscou continue d’appeler « le proche étranger » : les États qui, depuis 1991, tentent d’échapper à la pesante tutelle du Kremlin.

Si cette tutelle revient en force, à présent qu’économiquement la Russie s’affirme, le rêve d’une Eurasie, s’étalant de Brest à Vladivostok, ne sera plus un rêve mais une réalité.

Au lieu de consacrer son équilibre au bonheur matériel de ses citoyens, la Russie de ce début de siècle rêve de reconquérir par l’énergétique et la technologie de pointe les territoires de ses voisins. Elle pense y parvenir non par les armes, mais à l’ombre de ses armes. C’est vers quoi la mène Vladimir Poutine.

Il est né le 7 octobre 1952 à Leningrad, aujourd’hui Saint-Pétersbourg. Son père, Vladimir Spiridonovitch, avait combattu dans un bataillon du NKVD pour la défense de Leningrad. Son grand-père, Spiridon, fut cuisinier chez Lénine, puis Staline durant les années vingt. Une filiation qui marque un homme, encore que Vladimir Poutine eut une enfance agitée.

Dans un rare moment de confidences, il a admis devant la journaliste Elena Trebugova que, de 12 à 17 ans, il avait
été un véritable « hooligan ». Donc un jeune voyou, lorsque l’URSS passait des mains de Khrouchtchev à celles de Leonid Brejnev. Derrière ce dernier, la corruption s’introduisait au Kremlin.

Heureusement Poutine pratiquait plusieurs sports, et apprit non seulement à se discipliner, mais rechercha les raisons et les moyens de quitter le monde des vauriens. Il lisait beaucoup, en particulier des livres traitant de l’espionnage, ce qui le conduisit tout droit vers les écoles du KGB, à Leningrad, puis à Moscou, tout en poursuivant des études universitaires.

Les recruteurs du KGB, en général d’anciens espions à la retraite, avaient repéré le personnage et vu comment exploiter ses talents et ses ambitions. À 23 ans, Poutine débuta sa vie secrète, en ce sens qu’il ne fréquentait pas les étudiants qui, entre 1975 et 1980, faisaient et refaisaient le monde. Au contraire, il vivait replié sur lui-même, en loup solitaire.

Il voulait vivre les aventures de ses héros, dont les odyssées ne sont pas vraiment des romans, mais des doubles vies au service d’une cause : celle de l’État soviétique.

Ceux du KGB qui l’avaient déniché l’habituèrent alors à fréquenter les étrangers et à rendre compte de ce qu’ils faisaient et disaient. Un de ses amis de l’époque est aujourd’hui un de ses seconds, Viktor Cherkessov. Il sera rapidement nommé directeur du 5ème Département du KGB, celui qui traite les dissidents et, au fur et à mesure du temps, les traquera sans pitié.

Elena Trebugova n’a jamais plus été réinvitée au Kremlin. Poutine l’a même fait surveiller de près, tandis que les journaux de moins en moins libres ont compris que leur consoeur figurait sur les listes noires. La raison en est très simple : durant leur unique conversation, Poutine s’était lui-même piégé. Elle était jolie et intelligente, il avait cherché à la séduire et s’était quelque peu livré en dévoilant des faits inconnus sur son adolescence. Ce qu’il n’avait jamais fait auparavant et ne fera plus jamais.

En 1985, ses maîtres estiment qu’il a acquis une culture politique et une connaissance suffisantes de la langue allemande pour l’envoyer en poste en Allemagne de l’Est. Non à Berlin-Est, où résident 400 des 450 officiers du KGB affectés en RDA, mais à Dresde, où sa couverture sera la Maison de l’Amitié germano-soviétique, 4 Angelilkastrasse.

Poutine est chargé en réalité d’une mission très spéciale : recruter des Allemands pour qu’ils soient désormais des agents du KGB, y compris au sein des services policiers et de services secrets qui dépendent d’Eric Mielke, le chef suprême de la Stasi. À l’insu naturellement de celui-ci.

Une partie des cadres est-allemands du « service » se dirent d’ailleurs vite rebutés par son style et ses méthodes qui relevaient plus des moeurs policières que des subtilités des officiers de renseignement formés à l’école de Markus Wolf (1).

Poutine ne rencontrera pas Markus Wolf, qui venait de démissionner de la direction de la HVA, la Haute Administration de l’espionnage est-allemand dans le monde, dont les succès sont, et seront, plus ou moins connus des spécialistes occidentaux. À retardement, bien sûr.

Wolf appartenait au clan des « réformistes » aux yeux des vétérans du parti, comme Eric Honecker (2), figés dans leurs fonctions, statues inamovibles, tout juste actifs dans les répressions aveugles.

En moins de deux ans, Poutine recrutera une quinzaine d’agents allemands. Seuls deux ou trois d’entre eux feront carrière dans le sillage du KGB. Des rivaux prétendront alors que les choix de Poutine se révéleront nuls ou hasardeux. Pourtant, quand on compte parmi eux ne serait-ce que Warnig, qui réussit à s’introduire dans les principales banques de l’Allemagne réunifiée, et surtout parmi les initiés des projets énergétiques germano-soviétiques, force est de constater que Poutine n’a pas été « qu’un petit officier médiocre et terne », comme continue à le prétendre le général Oleg Kalouguine, transfuge du KGB réfugié aux États-Unis.

En fait, à partir de 1985, durant les quarante mois qu’il passe à Dresde, Poutine ne s’endort pas. Il ne faut pas croire que cela va de soi car recruter en secret dans les « services » d’un pays-frère n’est pas si facile. Il faut du flair et de la psychologie pour persuader des hommes et des femmes moulés dans la discipline d’un État comme celui de l’Allemagne de l’Est de doubler leur tâche au profit prioritaire du KGB.

Ceci d’autant plus que, depuis deux décennies, Markus Wolf a obtenu de Moscou une autonomie d’action dont ne jouissent pas les autres services de renseignement et d’action des États satellites. Markus Wolf ne rend compte à Moscou qu’à son gré des « affaires » qu’il mène à leur terme.

Poutine manoeuvre au mieux. Il gagne la confiance d’Eric Mielke, le grand maître de la police secrète et des services spéciaux de la RDA, au point que celui-ci le décorera de la plus haute distinction de l’Allemagne de l’Est, pour services rendus. Mielke est peu subtil, il est vrai, au regard des méthodes de Poutine qui feint une coopération franche avec la Stasi et le HVA, les services est-allemands.

Une des ses recrues, Mathias Warnig, un de ses meilleurs agents, ne sera jamais découverte. Ce n’est pas n’importe qui. Il est spécialisé dans l’infiltration du personnel des principales banques de la RFA : la Deutsche Bank et la Dresdner Bank. Poutine lui est redevable des centaines de fiches qui situent non seulement les fonctions des cadres de ce milieu, mais indiquent aussi, s’il y a lieu, leur penchant à coopérer avec leurs interlocuteurs de l’Est.

Les plus âgés avaient en effet vécu le pacte germano-soviétique dans l’idée d’une domination de l’Europe continentale par le couple Berlin-Moscou. Comme lui, plusieurs amis de Warnig sont persuadés que l’avenir de l’Allemagne réside dans la coopération sans arrière-pensées avec l’URSS.

Warnig est sans doute le premier à détecter en Gerhard Schröder, le chancelier qui a remplacé Helmut Kohl à Bonn, un partisan possible d’une coopération énergétique à direction soviéto-allemande. Les premiers projets de gazoduc et d’oléoduc, passant sous la Baltique pour des livraisons directes des produits russes jusqu’aux rivages allemands, sont nés plusieurs années avant l’arrivée de Schröder à la chancellerie.

D’où son annonce sans vergogne, du jour où il perd à son tour son poste de chancelier, qu’il devient désormais l’administrateur du consortium germano-soviétique qui gère l’entreprise.

Un des témoins de l’opération Warnig s’appelle V. Usoltzev, un jeune officier du KGB basé lui aussi au 4 Angelikastrasse. Poutine est son supérieur et aussi son ami. Il est déjà lieutenant-colonel en 1989, mais sa carrière risque de s’interrompre lorsque après avoir tout tenté pour sauver ses archives des assauts de la foule qui, à Dresde comme à Berlin, profite de la chute du Mur pour piller les locaux soviétiques. Poutine quitte alors l’Allemagne pour Saint-Pétersbourg, sa ville natale.

Le retour en Russie

Vladimir Poutine se retrouve en Russie en 1989, en pleine Perestroïka, sans consignes ni même affectation. Découragé comme nombre de ses collègues par le silence de ses dirigeants. C’est alors qu’il pense écrire une lettre de démission motivée. Cette lettre ne sera pas envoyée. Patron d’une des sections du Directorat chargé de la chasse aux dissidents, son ami Viktor Tcherkessov, le lui a déconseillé.

Il l’a persuadé qu’il faut attendre que le chaos se dissipe, et l’a convaincu que, devant la gravité de la situation, non seulement de l’URSS mais de leurs services, des noyaux de responsables du KGB et du GRU cherchent enfin à s’entendre au lieu de rivaliser.
Tcherkessov a raison. En effet, avant deux ans, naîtra une sorte de centrale secrète qui inspirera son relèvement derrière Boris Eltsine, Président d’une Russie amoindrie après la crise de 1991 et son plongeon économique et monétaire de 1997 et 1998.

L’Empire s’est écroulé, mais des ruines et du désordre émergent un nouvel ordre et une fulgurante prise en main de ses richesses énergétiques, jamais connue depuis que la Révolution de 1917 avait compromis leur exploitation.

À ce moment, Poutine cherche et obtient un poste auprès du Recteur de l’Université. Il est ensuite présenté par des amis à Anatoli Sobchak, le maire de Léningrad qui a repris son nom historique: Saint-Pétersbourg. Sobchak rêve de faire de la ville, dont le port vit d’un trafic en expansion, une plaque tournante du commerce avec les États Baltes et l’Allemagne, puis l’Europe. Séduit par la vivacité intellectuelle et l’esprit d’entreprise de Poutine, il le charge des relations extérieures de Saint-Pétersbourg.

Poutine saisit l’occasion pour se rendre à plusieurs reprises en Allemagne sous un faux nom, et renouer les contacts avec au moins cinq de ses anciennes recrues, tel Warnig, qui d’ailleurs, de son côté, vient souvent le voir à Saint-Pétersbourg. Avec l’accord de Sobchak, lui et ses adjoints créent alors une firme commerciale, la SPAG, acronyme d’une société russo-allemande qui sera légalisée en 1992.

La voie royale tracée par Gorbatchev

En fait, la voie royale sur laquelle avance Poutine en l’an 2000 a été ouverte par la politique de Mikhaïl Gorbatchev. Pour comprendre Pouti-ne, il faut savoir en quoi consistait la Perestroïka de Gorbatchev. Beaucoup seront surpris. Pas ceux qui, durant les années 1980-1990, lisaient nos Lettres d’information, fruit de nos recherches sur l’évolution intérieure de l’Union soviétique (3).

Certains doutaient, quand nous affirmions que la perestroïka n’était qu’une supercherie pour faire croire aux Occidentaux que Gorbatchev conduirait l’URSS vers une démocratie convenant aux libéraux américains et à leurs affidés européens.

Seul A.M. Rosenthal, un ancien directeur du « New York Times », se faisait l’écho de nos avertissements, dans des termes qui lui ont d’ailleurs valu d’être banni des références de l’Establishment auquel il avait pourtant appartenu pendant plus de trente ans.

Son éditorial du 20 octobre 1989 vaut d’être relu tant il exprime de façon prémonitoire la situation dans laquelle se trouve dix ans plus tard la Russie après la transition qui la conduisait de Gorbatchev à Eltsine et, de là, au règne de Poutine.

« « Nous voulons que la perestroïka réussisse », dit James Baker (NDLR alors Secrétaire au Département d’État). Il avance ainsi clairement sur le sentier tracé par Gorbatchev et une kyrielle de journalistes, intellectuels et politiciens américains qui s’imaginent que s’en écarter serait blasphématoire.

Or la perestroïka n’est ni une religion ni même un plan. C’est l’espoir frénétique du politburo gorbatchévien que des chemins peuvent être trouvés pour éviter un effondrement économique total, tout en assurant la survivance du système de l’État socialiste et du parti communiste... la vraie question est : l’Occident doit-il s’impliquer dans la vision gorbatchévienne de la préservation du communisme ? »

À l’époque, Gorbatchev, de secrétaire aux Organes administratifs, de 1979 à 1980, était devenu titulaire du Politburo, puis secrétaire général du parti communiste de l’URSS. Derrière sa phraséologie rassurante, il camouflait les pires répressions du pouvoir.

Il faisait tirer sur des foules avides de justice sociale et de liberté, tant dans les États baltes que dans le Caucase, notamment en Géorgie. Les chancelleries occidentales se bouchaient les yeux et les oreilles. Jacques Chirac, maire de Paris, l’avait invité en visite officielle, tandis que, le même jour, près de 5 000 manifestants se regroupaient place du Trocadéro, venus à l’appel de la Conférence internationale des Résistances en pays occupés (la CIRPO). Ils étaient conduits par 300 représentants des maquis de la résistance à l’oppression soviétique.

Plus tard nous devions découvrir qu’en tant que Secrétaire aux Organes administratifs, c’est à dire « inspecteur », en 1979 des services secrets et de la sécurité de l’URSS, il avait dressé devant le Politburo, à la demande de Youri Andropov, le réquisitoire qui devait décider de la condamnation à mort de Jean-Paul II (4). Mais en outre on devait apprendre, grâce à la soviétologue Françoise Thom, qu’une des clefs occultes de la perestroïka était sa prise en main par les « organes », dont Gorbatchev avait été et demeurait le haut responsable jusqu’à son éphémère présidence de l’État russe en 1990.

La preuve apportée par Françoise Thom figure dans la collection de la revue interne du KGB, « Sbornik », de l’automne 1987 à l’automne 1988. Déjà le 25 septembre 1987, Philippe Bobkov, alors un des adjoints du directeur du KGB et responsable de la chasse aux dissidents, écrivait crûment : « Notre but ultime est d’assurer par des moyens tchékistes le cours de la perestroïka. Il y a là un champ d’application de la créativité véritable et de la virtuosité tchékistes…»

En décembre 1987, A. Loukianov, devenu patron de l’ancienne direction des Organes, réunit autour de lui 689 cadres du KGB dans le but d’accélérer leur action en faveur de la perestroïka. Viktor Cherkessov, alors adjoint de Bobkov, devait écrire dans la revue « Sbornik » du 22 janvier 1988 : «Nous sommes entrés dans une étape décisive... Nous avons dressé un programme pour l’avenir...»

On n’en finirait pas de citer cette revue tant elle est riche des confirmations que la perestroïka couvrait en réalité une opération du KGB, dont Gorbatchev ne pouvait ignorer, ni en 1987 ni par la suite, qu’elle menait à substituer l’appareil des services policiers et secrets de l’URSS à celui d’un parti communiste en pleine déliquescence.

Le putsch raté de l’été 2001 n’a fait que retarder cette opération. Elle déroulait le tapis rouge sur lequel Boris Eltsine, conscient de ses failles, allait placer Vladimir Poutine pour son envol jusqu’à la présidence de la Russie.

Une biographie très floue

Il est nécessaire d’ouvrir ici une parenthèse pour apporter au lecteur des explications sans lesquelles on ne saurait comprendre le cheminement de Gorbatchev dans les structures de l’appareil du parti communiste.

Il apparaît à l’examen de sa biographie que, malgré les recherches de ses deux principaux rédacteurs, le soviétologue français Michel Tatu et l’américain Strobe Talbott, des « blancs » subsistent. Ces « blancs » découlent des silences de ses biographes soviétiques sur de longues périodes de sa carrière, y compris lorsque, au sortir de l’enfance, il devint adulte. Preuve évidente que l’on cherche à occulter quelque chose.

Il naît le 2 mars 1931 dans le village de Privolnove, à 125 kilomètres de Stavropol, préfecture régionale au coeur d’un territoire connu pour l’abondance de ses récoltes en dépit du drame engendré par la collectivisation forcée des terres.

Son grand-père et son père Sergueï participent à cet effort. Communistes, ils sont des privilégiés. Mikhaïl grandit donc sans endurer la faim dont souffre le reste de la population. La légende veut, qu’enfant, il ait été un paysan et, plus tard, un parfait connaisseur des problèmes agricoles. Une légende, car s’il participe bien de 12 à 16 ans aux travaux des champs, on apprendra plus tard par des témoins, que ce fut en tant qu’aide-conducteur de tracteurs, pendant les vacances scolaires.

Membre des Jeunesses communistes, il poursuit des études secondaires qui le mènent en 1950 à la Faculté de Droit de Moscou. Il y rencontre celle qui sera sa deuxième épouse, Raïssa Maximovna Titorenko, alors étudiante en philosophie (5).

Gorbatchev avait d’abord épousé une autre étudiante avec laquelle il eut une fille, Irina, qui elle-même eut un fils dont la carrière s’est déroulée dans l’armée de l’air où il acquit le grade de lieutenant-colonel dans les années 1970.

Sa biographie « soviétique » cache ces faits. Est-ce pour protéger sa vie privée ? Anatoli Golytsine, transfuge aux États-Unis des services de renseignements soviétiques, assurait à notre centre de recherches que Gorbatchev avait un frère et une soeur, et qu’une fille d’Irina, âgée de 20 ans, Ksenia, avait été vue en 2002, en compagnie de son fiancé, Kiril Solod, à un bal du Crillon, à Paris, lors d’une présentation de haute couture de Christian Dior.

Pourtant, selon la biographie établie par les donateurs du Prix Nobel à Gorbatchev, il aurait épousé Raïssa en 1955. Wikipedia, pour sa part, affirme sur Internet qu’il l’a épousée le 21 septembre 1953. Gorbatchev, enfin, au fil de ses nombreux entretiens avec des journalistes, a évoqué tantôt une date, tantôt une autre. En tout cas sa fille Irina est bien née en 1956. Pourquoi ce flou ?

Il faut savoir que le futur père de la perestroïka a été ce qu’on appelait un « Seksot », c’est-à-dire un informateur secret de la police du parti sur le comportement politique de ses camarades d’études. Il avait d’ailleurs choisi durant le passage de ses diplômes, de suivre les stages du Parquet au lieu d’opter pour les filières menant à une carrière de magistrat.

Il est connu des soviétologues que le Parquet était un vivier dans lequel le KGB puisait des recrues. Ce qui explique, par exemple, le silence total de Gorbatchev sur les purges qu’il a vécues de très près à Moscou en 1952 et 1953 tandis qu’une vague antisémite frappait « les médecins juifs », et mettait en cause l’épouse de V. Molotov, le ministre des Affaires étrangères de Staline du temps du pacte germano-soviétique.

À l’époque, avec en poche son diplôme de Droit, Gorbatchev est rentré à Stavropol. Il n’en bougera plus, en tout cas officiellement, jusqu’à sa fulgurante apparition en automne 1978 au secrétariat du Politburo. Depuis l’été 1970, il était à la fois Premier secrétaire du parti pour le territoire de Stavropol, député au Soviet suprême et membre du comité central du PC de l’URSS. Mais jamais il n’a élevé la voix tandis que de violentes polémiques opposaient ses collègues. Que pensait-il, par exemple en automne 1964, de l’éviction de Nikita Krouchtchev, ou de la mort subite de F. Koulakov, son protecteur à Stavropol ?

Les rendez-vous de Mineralnye Vody

Autre « flou » : Gorbatchev se rend en Tchécoslovaquie en 1969, mais on ne sait rien des raisons de son séjour à Prague, sinon qu’il y avait « un ami étranger », Zdewek Mlynar, qui avait été en 1967 le plus jeune des secrétaires du Politburo tchécoslovaque. Trop « réformiste » au sein du groupe, Mlynar croyait encore pouvoir créer un national-communisme « à la tchèque ». Il dût s’exiler en Autriche pour échapper au stalinien L. Strougal, alors numéro un du parti et connu pour son obéissance totale à Moscou.

Gorbatchev se rendra aussi à trois reprises en France, dès 1966, puis en 1975 et en 1976. Son hôte est le milliardaire Jean-Baptiste Doumeng (PDG de la firme Interagra, qui commerce avec l’Est en échange de livraisons de matériels agricoles).

A l’époque, Doumeng affiche comme un trophée sa carte de membre du parti communiste, tout en fréquentant un des frères Rothschild, Edgar Faure et autres Premiers ministres français. Décédé en 1987, Doumeng camouflait derrière un bagout émaillé de grasses plaisanteries et son accent de paysan du sud-ouest, une inébranlable fidélité à Moscou. En fait, il avait appartenu au Komintern et figurait dans la galerie des communistes de haut vol qui se mêlaient volontiers à la faune internationaliste, à ses pompes et à ses oeuvres, méprisant les braves militants de base.

Nul ne sait aujourd’hui encore qui payait les voyages à l’étranger de Gorbatchev, accompagné la plupart du temps de son épouse Raïssa. Voyages forcément, non seulement autorisés mais télécommandés par le KGB. Il se serait même rendu sous une fausse identité aux États-Unis et au Canada, à en croire le transfuge Anatoly Golytsine. Cela expliquerait son excellente connaissance de l’anglais, que pourtant durant des décennies, il a feint de ne pas parler.

Nous voilà loin de l’image du technicien de l’agriculture, cantonné dans sa province de Stavropol, dans l’ombre de son patron Fedor Koulakov qui, lui, était un réel spécialiste de l’agriculture. Une fois de plus apparaît ainsi la double face de Gorbatchev, l’image qu’il veut donner de lui n’ayant rien à voir avec la réalité. Il est en fait un homme de l’appareil secret du parti, comme on le constatera plus loin.

Il ne sortira de son silence et de ses missions clandestines à l’étranger qu’en mai 1978 à l’occasion d’une conférence idéologique tenue à Stavropol. Pour lui, c’est non seulement l’occasion de faire parler de lui et de profiter de la maladie qui frappe soudain Koulakov, lequel mourra deux mois plus tard, sans doute d’un cancer foudroyant.

Koulakov se servait de la fausse modestie de Gorbatchev pour le tenir en laisse. La laisse est donc rompue cet été là. Gorbatchev joue alors de son poids accru dans l’appareil régional pour faire paraître en feuilleton dans deux journaux locaux une oeuvre signée de Brejnev : « La petite terre ».

Chacun sait combien le numéro un du PC de l’URSS était sensible à la flatterie et même à la flagornerie. Témoin cet éloge du Secrétaire général du PC, dont on doit à Michel Tatu de l’avoir sorti de l’oubli : « Le livre, La petite terre, écrit Gorbatchev, n’est pas très épais quant au nombre de pages, mais il est grand par la profondeur de son contenu, par l’importance des généralisations et des opinions exprimées par son auteur. Il est devenu un grand événement de la vie publique... Les communistes et les travailleurs de Stavropol expriment une reconnaissance sans limites pour cette oeuvre littéraire qui décrit avec une profonde inspiration philosophique les sources de notre héroïque pays...»

Après un tel panégyrique, Brejnev se renseigne sur Gorbatchev, notamment auprès de Youri Andropov, le directeur du KGB depuis 1967 et qui va souvent en cure dans la station thermale de Mineralnye Vody, proche de Stavropol. Cela donne l’idée à Andropov de faire venir auprès de lui Gorbatchev à Moscou, puisqu’il a su s’attirer les bonnes grâces de Brejnev.

Andropov a su déceler sa feinte humilité, ses ambitions rentrées, ses capacités d’analyse. Il cherchait un homme de confiance assez souple pour suivre les intrigues de ses rivaux. Il fait de lui un des secrétaires du Politburo. Quelques mois plus tard, Gorbatchev reçoit le titre de suppléant.

Le voici entrer dans le Saint des Saints du Kremlin, membre de la hiérarchie suprême. Il n’a pas le droit de vote lors des séances plénières de cet organisme, mais il peut donner son avis sur les sujets débattus... c’est-à-dire celui de Youri Andropov. En fait il endosse l’ancien rôle de Seksot du temps de ses universités. Grâce à lui, Andropov navigue avec aisance au milieu du panier de crabes, d’autant plus agité que Brejnev est frappé des premiers signes de gâtisme, et meurt en automne 1982, aussitôt remplacé par Andropov.

Le nouveau « secrétaire aux Organes »

Gorbatchev ne siège encore qu’au troisième rang de la hiérarchie, mais il a le titre de « Secrétaire aux Organes administratifs » (les « 0.0.»). L’opinion, même avertie des structures du parti communiste au cours du XXème siècle et de ses secrets internes, ne sait pas ce que recouvre cette fonction. L’adjectif « administratif » lui donne un cachet bureaucratique, or elle est tout autre chose depuis que Staline, dans les années trente, imité par ses successeurs, ont utilisé à leurs propres fins le Secrétaire aux 0.0.

Pour l’Histoire, notons que Leonid Brejnev fut Secrétaire aux 0.0. en 1963 et 1964, et remplaça Khrouchtchev comme Secrétaire général du parti. Alexandre Chelepine lui avait succédé à ce poste de 1964 à 1966, avant de devenir directeur du KGB. Michel Souslov, responsable des 0.0. de 1966 à 1968, devint le n°2 de l’appareil, chargé de l’idéologie, autrement dit de la stratégie du PC de l’URSS et de l’appareil soviéto-communiste. Andropov n’a pas eu besoin de franchir cette étape puisque, à partir de 1967, il prit en main le KGB.

Andropov nomme Gorbatchev aux 0.0. en 1979. Il l’utilise comme homme de confiance chargé de déjouer les intrigues de ses rivaux et d’entretenir à l’étranger la propagande qui doit faire de lui une sorte de libéral-communiste ouvert à des compromis avec le monde occidental. N’est-il pas amateur de jazz et favorable à ce qu’on appellera la perestroïka ?

Tout en servant d’indicateur à l’intérieur du secrétariat du Politburo, Gorbatchev est aussi chargé de missions secrètes. Andropov avait suivi de près ses voyages à l’étranger. Il a utilisé ses observations sur les PC étrangers. Il a noté « qu’il ne craint pas de dire ce qui peut déplaire à ses interlocuteurs, s’il estime exprimer la vérité des faits ».

Puis survient une mission décisive pour Gorbatchev : Andropov ne se contente plus des rapports du directeur du KGB en Pologne, le général Pavlov, qui décrivent au jour le jour la dégradation du communisme sans proposer de solution au fait qu’est apparu pour la première fois dans l’Histoire un pape venu du monde communiste. Un Pape qui ne craint pas de les affronter sur sur leur terrain. Nous avons raconté, avec des documents inédits, ce combat des Polonais dans notre ouvrage « Le KGB au coeur du Vatican ».

Gorbatchev partageait avec Andropov l’idée qu’il fallait écarter les dirigeants sclérosés du PC polonais.

Le Pape est la cible

En 1979, le directeur du KGB demande à Gorbatchev, d’étudier les moyens de pénétrer Solidarnosc, de fissurer l’entente entre ses responsables et d’approcher la personnalité du Pape, son entourage, de connaître ses habitudes, ses déplacements, ses projets.

Gorbatchev fait l’état des lieux. En mai 1980, grâce à une personnalité russe qui vivait à Moscou, et qui durant des années nous avait donné des informations jamais démenties (6) nous avons obtenu de précieuses indications sur l’un de ses rapports.

Il déduisait de la situation que si Solidarnosc était bien pénétrée par le KGB et le GRU, le Pape demeurait lui un obstacle. Aussi longtemps que Jean-Paul II vivrait, on ne pouvait s’attendre à aucune concession de la part du Vatican. Il rejetterait toujours le marxisme. Il s’était d’ailleurs insurgé contre le progressisme dans lequel une fraction de l’Ordre des Jésuites tentait d’entraîner l’Église. D’où l’idée de Gorbatchev d’une opération contre la personne du Pape, mais montée de telle façon qu’on n’y puisse suspecter « la main de Moscou ». L’action d’un musulman fanatique serait habile (7).

Pierre de Villemarest

 

Notes


(1) Markus Wolf (1925-2006) a été le chef de la HVA (Hauptverwaltung Aufklarüng) le service de renseignement extérieur, dépendant de la Stasi, le service secret de la République démocratique allemande (RDA). Pierre de Villemarest a écrit « Le coup d’État de Markus Wolf, la guerre secrète des deux Allemagnes 1945-1991 », publié chez Stock en 1991.
(2) Eric Honecker (1912-1994) a été Président du conseil d’État de la RDA de 1976 à 1989.
(3) Consulter nos collections à la Bibliothèque Nationale, soit aux Archives de l’Armée à Vincennes.
(4) Voir «
Le KGB au coeur du Vatican », Éditions de Paris, 2006.
(5) Raïssa est morte à 67 ans, le 22 septembre 1999, d’une leucémie à l’hôpital de l’université de Munster. Le père de Gorbatchev, Sergueï, est décédé à 67 ans, en 1976, et n’aurait pas connu les honneurs de la presse soviétique si Mikhaïl n’avait été alors Premier secrétaire du parti pour la région de Stavropol.
(6) Ces précisions ont figuré dans nos articles de presse et dans nos livres sur l’URSS et les pays de l’Est.
(7) Nous étions si sûrs de notre source que nous avons profité de l’amitié qui nous liait au diplomate Pierre Ordioni et au directeur de la DGSE, Alexandre de Marenches, pour leur communiquer nos informations. Marenches avertit aussitôt le Vatican. Sa veuve, qui vit dans la région de Grasse, est le témoin de nos relations d’alors.

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