ASSAUT AMÉRICAIN
SUR LES GRANDS LACS

février 2010

Le 14 janvier 2010, à Paris, nous avons assisté à une conférence de presse sur l’actuelle situation du Sud-Soudan, présentée par Castello Garang, conseiller spécial du gouvernement régional. On sait le Soudan, ancienne colonie britannique, sortant de deux guerres civiles entre le Nord et le Sud. La première débuta en 1955 et se termina en 1972.
La seconde explosa en 1983, suite à la volonté du Nord, principalement musulman, qui voulait imposer la loi islamique dans le Sud, largement chrétien et surtout animiste.
Ce second conflit fit 2 millions de morts et donna lieu à de multiples exactions. Il prit fin le 9 janvier 2005 avec des accords de paix qui promettaient au Sud un référendum afin de laisser la population se prononcer sur son destin en 2011. Dans un an, donc, cette région pourra choisir entre son maintien dans le Soudan, sous un régime d’autonomie, ou son accession à l’indépendance.

Garang, lors de la conférence de presse du 14 janvier, a laissé entendre que le Sud-Soudan, « déçu » par le Nord, était en faveur de la sécession. Le nouvel État, enclavé dans les terres, n’aurait alors plus d’accès à la mer. Or cet aspect est essentiel. Le Sud-Soudan, riche en pétrole, n’aurait en effet, pour exporter son or noir, que le choix entre l’utilisation du pipe-line actuel, conduisant à Port-Soudan à travers le territoire hostile du Nord, ou une ouverture sur les pays septentrionaux, l’Ouganda et le Kenya, pour obtenir un accès à l’Océan indien.

Autour du sort du Sud-Soudan, se joue une partie politique pour le contrôle de la région des « Grands Lacs d’Afrique ». Les Chinois se tiennent à proximité de la zone en assurant leur présence au Soudan. Plus au sud, les Américains et leurs amis Britanniques renforcent leurs positions à partir du Kenya et de l’Ouganda. Implantés à l’ouest, en République démocratique du Congo, dans ses anciennes colonies et autrefois au Rwanda, la France en revanche se laisse repousser sans réagir et même avec une certaine complaisance.

En avril 2005, à peine l’encre des accords de paix entre le Nord et le Sud-Soudan avait-elle séché, que déjà, le Kenya proposait de construire un pipe-line pour exporter le pétrole soudanais par le port de Mombasa. Le PDG du « Kenya Pipeline Corporation », George Okungu, parlait avec emphase de l’avantage kenyan. Il offrait même des sites de stockage, en zone portuaire, pour le pétrole soudanais.

Or, quand le Kenya parle, c’est un peu la voix des États-Unis qui se fait entendre. En 2008, au lendemain d’élections contestées, la plupart des pays européens, y compris la Grande-Bretagne, émettaient de sérieux doutes sur leur régularité. Des affrontements ensanglantaient le pays et faisaient plus de 1000 morts. Mais le favori de Washington, Mwai Kibaki, s’accrochait et les États-Unis allaient jusqu’à le féliciter.

AIDE AMÉRICAINE
A QUELQUES PAYS D’AFRIQUE
(en milliers de dollars)

 

 2007

 2008

 2009

RCA 

 14 267

 95

 150

RDC

 99 390

 96

 100

 Kenya

 437 174

 585 946

 569 440

 Rwanda

 140 498

 152 704

 161 648

Tanzanie
 247 965  348 481  335 730

Ouganda
 332 145  345 767  345 778

Washington est prêt à tout accepter de Nairobi. Dans une lettre, le Président George W. Bush allait jusqu’à considérer le « Kenya comme un modèle pour les pays en voie de développement, un adepte des valeurs démocratiques sur un continent où les guerres civiles font rage et où règnent les régimes militaires et autoritaires ».

A cela, une raison : avec son port en eaux profondes de Mombasa, le Kenya est la meilleure base pour atteindre les États enclavés de la région. En outre, les États-Unis y sont présents depuis l’indépendance. On ne s’étonnera pas que le pays bénéficie de la plus grosse aide économique américaine dans la région. En 2009, il a reçu 569 millions de dollars, un budget régulièrement réévalué d’année en année.

Dans des pays bien plus pauvres, mais sans intérêt pour les États-Unis, l’aide de ces derniers apparaît bien moins importante. L’année dernière, elle n’atteignait que 100 mille dollars pour la RDC et 150 mille dollars pour la République Centrafricaine.

En revanche, trois autres enfants chéris de Washington sont bien servis : la Tanzanie, avec une aide annuelle de 336 millions de dollars, l’Ouganda avec 346 millions... et le Rwanda, qui a reçu 161 millions avec une population quatre fois moins nombreuse que des deux précédents.

Les Américains ont commencé à étendre leur influence dans la région au cours des années 80, sur fond de lutte d’influence avec les communistes. La Tanzanie, pays ruiné par le gouvernement marxiste de Julius Nyerere est alors soutenue par les Chinois. Nyerere se laisse convertir à l’économie de marché. Avec habileté Washington ne brusque pas les choses et lui fait obtenir des crédits de la Banque Mondiale. Quand en 1985 Nyerere quitte le pouvoir, la Tanzanie a définitivement basculé.

En 1990, Washington recourt à la même stratégie, pour gagner la confiance de Yoweri Museveni, un autre marxiste. Il s’est emparé de l’Ouganda à la tête d’une guérilla soutenue par l’armée tanzanienne en 1979, contre Idi Amin Dada, puis en 1986, contre le Président Milton Obote. Champion du pouvoir autoritaire, Museveni, qui n’a pas toléré d’élections pendant plus de quatorze ans, n’en est pas moins devenu le principal instrument de Washington dans la région.

A partir de 1990, avec l’assentiment des Américains, à son tour Museveni soutient une guérilla contre le Rwanda voisin. Paul Kagamé en devient le chef. C’est un Tutsi. Avec d’autres membres de son ethnie, il a fait partie du noyau des combattants qui ont amené Museveni au pouvoir. Après avoir servi un temps comme adjoint du directeur des Services de Renseignements de l’armée ougandaise, il a effectué un stage de commandement militaire aux États-Unis, à Fort Leaven Worth, au Kansas.

En 1994, selon le juge Jean-Louis Bruguière, ses hommes exécutent un attentat contre l’avion sur lequel volait le Président du Rwanda, Juvénal Habyarimana. La mort de ce dernier est le signal d’une vaste tuerie dont les Tutsis sont les principales victimes. Kagamé profite de la confusion pour s’emparer du pouvoir à la tête de ses hommes. En 2003, il met une dernière main à son oeuvre, décrétant son pays anglophone et imposant l’anglais dans les écoles de ce pays autrefois proche de la France et rendu francophone sous l’autorité coloniale belge.

La poussée de Washington et de ses alliés africains ne s’arrête pas là. Dans ce que l’on appelle alors le Zaïre dirigé par Mobutu Sese Seko, vit, à l’est, l’ethnie des Banyamulenges, en réalité des Tutsis. Très proches du Rwanda, ils déstabilisent la région du Kivu. Mobutu, certes un tyran, mais un allié de la France, leur ordonne en 1996 de quitter le pays. Les Banyamulenge s’allient à une guérilla dirigée par Laurent Désiré Kabila. Puis, avec le feu vert des Américains, le soutien de l’Ouganda, de Museveni, et du Rwanda, de Kagamé, les insurgés renversent Mobutu le 20 mai 1997. La France n’a pas bougé.

Le Zaïre prend le nom de République Démocratique du Congo ou RDC sous l’autorité de Kabila. Mais ce dernier supporte mal la férule des Tutsis. En août 1998, il les exclut du gouvernement. C’est un renversement d’alliance et une déconvenue pour Museveni, Kagamé... et les Américains.

A partir de 2003, les Tutsis repartent à l’attaque. Sous la direction de Laurent Nkunda, un ancien lieutenant de Kagamé, ils lancent une nouvelle guérilla dans le Kivu. En août 2008, leurs actions s’intensifient, forçant les pays occidentaux à réagir.

En France, cette fois, le Quai d’Orsay se montre très actif. Bernard Kouchner, un ami déclaré de Kagamé, participe aux discussions. Un accord est trouvé et le 20 janvier 2009, 2000 soldats rwandais entrent au Kivu pour, dit-on, ramener l’ordre aux côtés de l’armée congolaise. C’est faire entrer le loup dans la bergerie. Le loup, cependant, sait se faire mouton : Kagamé sacrifie l’un de ses pions, Nkunda, qu’il fait arrêter. Peu lui importe, ses troupes sont dans la place et en profitent pour poursuivre les Hutus, leurs ennemis séculaires, pour certains armés, réfugiés en RDC.

Mais pourquoi cet intérêt du camp pro-américain pour la RDC ? Il est économique. La RDC, grande comme cinq fois la France, est un pays sous-administré, riche en eau, en terres fertiles et surtout disposant d’une profusion de minerais, principalement dans l’est et le sud du pays.

Non seulement le Kivu apparaît comme une porte d’entrée sur la région minière du Shaba, ancien Katanga, mais sur son territoire, de nombreux minerais suscitent la convoitise de ses voisins. Par exemple, il détient à lui seul environ 70% des réserves de coltan du monde. Or, ce minerai d’une grande valeur, contient du tantale, un métal très apprécié pour sa résistance à la corrosion. Il est utilisé en aéronautique, dans la fabrication des réacteurs, et en électronique pour celle des condensateurs. En outre, il entre dans la confection des téléphones portables.

Carte Afrique, Grands Lacs

En dégradés de vert : pays francophones.
En dégradés de rose : anciennes colonies britanniques.
Zones pétrolières. Zones minières. Pipeline.

Prouvant l’intérêt des alliés de Washington pour le coltan du Kivu, on le retrouve parmi les produits exportés par l’Ouganda et le Rwanda qui ne possèdent pas de mines de ce minerai. D’après un rapport des Nations Unies publié en 2001, on estime, qu’à l’époque, l’armée rwandaise avait exporté pour 250 millions de dollars de coltan en l’espace de 18 mois.
Pratiquement, les mines du Kivu sont exploitées illégalement sous la protection de soldats rwandais et l’exportation largement assurée par leurs soins.

A Kinshasa on est ulcéré de ce vol organisé. Mais dans un pays sans infrastructures routières dignes de ce nom, le pouvoir se révèle incapable d’exercer son autorité sur une province située à près de 2000 km de la capitale.

Certes, s’appuyant sur la légitimité de la RDC, la France pourrait changer l’équilibre des forces. Le profit d’une telle action rendrait service aux Congolais tout en servant les intérêts de notre pays. Mais qu’attendre dans l’ambiance « américanolâtre » de l’Élysée ?

On a bien senti cette dépendance de nos décideurs face à Washington quand, en janvier 2009, recevant les voeux du corps diplomatique, Nicolas Sarkozy avait évoqué le Rwanda « pays à la démographie dynamique et à la superficie petite » comparé à la RDC, « pays à la superficie immense et à l’organisation étrange des richesses frontalières ». À Kinshasa, on n’a pas beaucoup apprécié cet appel au partage des richesses minières du Kivu avec le Rwanda voisin. Inconsciemment, osons-nous encore l’espérer, Sarkozy ne faisait qu’exprimer la pensée profonde d’un trust politique qui aimerait corriger cette « injustice de la nature ».

Le lâchage de la France est perçu comme d’autant plus cruel que les manoeuvres de déstabilisation de la RDC ne cessent pas. Le nouvel instrument mis en place par Museveni s’appelle l’Armée de Résistance du Seigneur ou LRA.

Créée en 1988, en Ouganda, cette guérilla se dit inspirée par le christianisme. Son chef, Joseph Kony veut alors renverser Museveni et instaurer un régime basé sur les dix commandements de la Bible. Ses méthodes, d’une extraordinaire sauvagerie, n’ont rien de chrétien : elles vont de la liquidation systématique des populations à la capture des enfants qui, armés et fanatisés, sont envoyés à la mort dans les combats. Ceux-ci représentent jusqu’à 80% des effectifs de la LRA.

Ignorées du reste du monde, en 2006, les exactions de la LRA font 150 victimes par semaine. Le 4 août de cette même année, néanmoins, l’organisation annonce unilatéralement sa décision de mettre fin à la guerre. En réalité, un accord a été passé avec Museveni. En échange d’une relative liberté de mouvement de la LRA en Ouganda, cette dernière se déplaçait vers le Sud-Soudan, la République Centrafricaine (RCA) et la RDC.

L’est de la RDC paye un lourd tribut à l’arrangement entre la LRA et Museveni. Villages et églises sont attaqués. La population, pillée et tuée sans la moindre pitié, fuit sa terre natale. Kinshasa se montre incapable de réagir et si les organisations humanitaires multiplient les communiqués, ils sont le plus souvent ignorés par les médias.

A ce prix, s’édifient une nouvelle zone d’influence américaine et un empire africain sous domination des ethnies nilotiques dont font partie les Tutsis. Certes, cette offensive politico-militaire est destinée à barrer la route aux Chinois implantés au Soudan. Mais elle se fait aussi aux dépens de l’influence française et de ses intérêts partagés avec les Africains. Prochains dominos prêts à tomber dans les mains de cette alliance, sous le regard désintéressé de Paris : le Sud-Soudan et l’est de la RDC. A se demander pour qui travaillent Sarkozy et Kouchner.


Alain Chevalérias

Centre de Recherches sur le terrorisme depuis le 11 septembre 2001
 www.recherches-sur-le-terrorisme.com

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