INTERVIEW
du Lt général (CR)
Ali Mohammad Jan Aurakzai
Gouverneur du NWPF

à la frontière du Pakistan et de l'Afghanistan

6 février 2007

Alain Chevalérias : Pouvez-vous nous donner un aperçu de votre carrière ?

Lt général (CR) Ali Mohammad Jan Aurakzai : Je suis né dans la zone tribale et j'appartiens à la tribu des Aurakzai (Orakzai), comme le dit mon nom. Enfant, pour aller à l'école, je devais marcher pendant trois jours avant de pouvoir prendre l'avion. Je rentrais en été pour profiter de la fraîcheur des montagnes. J'y retrouvais la culture tribale.

En 1968, je suis entré dans l'armée, où j'ai servi 38 ans dans l'infanterie mécanisée. A la fin, je me suis retrouvé commandant de corps à Peshawar et y suis resté pendant deux ans et demi.

En mars 2004, j'ai pris ma retraite. Je suis resté inactif pendant un an, puis j'ai été nommé à Islamabad Secrétaire fédéral à la Défense pour l'intendance.

Enfin, je suis revenu ici, à Peshawar en mai 2006 comme gouverneur.

A.C. : Quelle est la situation dans la zone tribale sur le plan sécuritaire ?

Carte de la Zone Tribale, le FATA

A.M.J.O. : Tout d'abord je dois vous dire que dans les sept agences de la zone tribale, pendant plus d'un siècle, il n'y avait pas de troupes de l'armée régulière, mais seulement des formations para-militaires connues sous le nom de " Frontier Corps. " Pour la première fois en 2001, après le 11 septembre, nous y avons déployé l'armée. Certains secteurs restaient inaccessibles aux "Frontier Corps." Nous y avons aussi envoyé des troupes. Aujourd'hui, sur les sept agences, quatre sont calmes : Bajaur, Mohmand, Khyber et Korram. Le Waziristan, le nord et le sud, demeurait agité, et même très agité jusqu'à l'année dernière. Nous avons dû y mener beaucoup d'opérations suivies de vives réactions des militants. Mais, depuis, nous avons adopté une nouvelle stratégie et avons mis en place un processus politique. Touchons du bois, la situation s'est considérablement améliorée et le militantisme qui tendait à contaminer les régions stables a été bloqué. Nous sommes aujourd'hui dans une phase de retour au calme. Je dois ajouter qu'il nous a fallu deux ans et demi d'opérations militaires pour en arriver là. Nous avons infligé beaucoup de pertes aux militants au point de les obliger à négocier et d'accepter le processus politique. Il faut prendre son temps, mais nous pensons résoudre les problèmes de fond en trois mois.

 

A.C. : Vous avez eu à Peshawar quatre attaques au cours des dix derniers jours (1). Savez-vous qui en sont les donneurs d'ordre ?

A.M.J.O. :
Ces attaques ont principalement eu lieu dans les régions pacifiées. D'autre part, elles coïncident avec le mois musulman de Muharram (2), moment auquel les éléments extrémistes essayent traditionnellement d'exacerber les tensions. Ils essayent de donner une apparence confessionnelle à leurs agressions. La volonté de provoquer un conflit d'ordre religieux au sein de notre société peut être une des raisons expliquant ces attaques. D'autres spéculent, estimant ces événements liés à deux opérations en cours, l'une à Bajaur et l'autre dans le Sud du Waziristan. C'est une théorie. Nous enquêtons et je crois prématuré de conclure.

A.C. : Vous n'avez pas d'indices ?

A.M.J.O. : C'est encore prématuré.

 

A.C. : John Negroponte (3) a accusé le Pakistan de ne pas en faire assez contre les Taliban. Le 10 janvier 2007, le Président Hamid Karzaï a dit que "les enfants afghans sont tués par les terroristes venant de l'autre côté de la frontière," c'est-à-dire du Pakistan. Nous avons aussi entendu Mohammad Hanif (4), récemment capturé en Afghanistan, affirmer que mollah Omar se cache à Quetta. Que répondez-vous ?

A.M.J.O. : J'aurais beaucoup de choses à dire. Je vais essayer d'être concis. D'abord qui n'en fait pas assez ? Il faudrait en débattre. Revenons aux actions que nous avons entreprises depuis le 11 septembre 2001. Nous avons dépêché l'armée et les organisations légales dans toutes les régions de la zone tribale. Nous avons agi de nous même, parce que nous craignions que les éléments militants, attaqués par les forces de la coalition dans l'est et le sud de l'Afghanistan, ne viennent se réfugier dans le FATA. Et ce, sans que les Américains ne coordonnent leur action avec nous.

 

A.C. : Les Américains ne vous ont pas demandé de sécuriser la zone tribale ?

A.M.J.O. : Non, j'en suis témoin. L'opération de Tora Bora (5) a été lancée sans nous avoir prévenus. J'étais présent, quand apprenant cette attaque, nous avons décidé d'envoyer des troupes dans la zone tribale. Résultat, nous avons mis la main sur 240 membres d'Al-Qaïda. Quand les Américains ont lancé l'opération Anaconda (6), de l'autre côté de la frontière par rapport au Waziristan, nous n'avions pas non plus été informés. La situation aurait été différente de celle à laquelle nous devons faire face aujourd'hui. Dans l'agence de Mohmand, quand nous avons attaqué, nous avons demandé aux Américains de constituer une ligne d'arrêt de l'autre côté de la frontière, afin de prendre nos adversaires entre deux feux. Nous avons fait la même chose à Bajaur. En outre, nous avons augmenté le nombre de nos troupes. Aujourd'hui nous comptons environ 80 000 hommes déployés face à 600 Km de frontière. Nous avons construit plus de mille postes sur la frontière avec pas moins de 35 hommes par garnison, l'équivalent d'une section. Ils sont soutenus par des pièces d'artillerie et des hélicoptères.

 

A.C. : Combien d'hélicoptères sont-ils positionnés pour protéger la frontière?

A.M.J.O. : Nous avons des bases d'hélicoptères au Waziristan, à Miram Shah et à Wana. En outre, en cas de besoin Islamabad et Rawalpindi peuvent nous envoyer des renforts. Dans la région, nous avons environ une escadrille basée en permanence. Maintenant, comparons. De l'autre côté de la frontière, en Afghanistan, ils n'ont qu'une centaine de postes tenus par une dizaine d'hommes dans chacun d'entre eux. Ils sont statiques et ne disposent pas d'assez de forces pour poursuivre et appréhender des groupes ennemis. Nous avons 80 000 soldats, pour cette seule frontière, quand de l'autre côté ils en ont 32 000 pour tout le pays. Or, vous le savez, l'Afghanistan est une très vaste contrée. Je dois préciser : il n'y a pas de forces de la coalition dans la zone frontalière côté afghan. Ajoutez à cela que nous avons perdu plus de 700 hommes en 2006 quand l'OTAN en a perdu 191.
Nous avons aussi beaucoup souffert beaucoup du militantisme et du terrorisme. Deux attentats ont été perpétrés contre notre Président, deux autres contre notre Premier ministre. Un de nos officier supérieur a été lui aussi visé. Beaucoup d'attaques terroristes ont ensanglanté le pays. Nous avons fait beaucoup de sacrifices. De plus, nous comptons 2 600 000 réfugiés afghans au Pakistan bien que la situation se soit améliorée en Afghanistan. L'autorité, en Afghanistan, devrait faire rentrer ces réfugiés. Ils sont chez nous depuis 27 ans. C'est dans cette population que les groupes terroristes recrutent, pour lancer ensuite des attaques contre les forces de la coalition en Afghanistan.
Quant à la déclaration de Hamid Karzaï, " des gens viennent tuer nos enfants… " Sachez-le, malgré les opérations de ces cinq dernières années, en Afghanistan, les objectifs n'ont pas été atteints. 70% du territoire échappent au contrôle du gouvernement. La culture du pavot, éradiquée en 1995 (7), a explosé. Aujourd'hui, l'Afghanistan produit 6700 tonnes d'opium, ce qui représente 95% de la production mondiale. Cette industrie génère un revenu de 2 milliards de dollars et finance les activités des militants. Comment peut-on nous blâmer pour tous ces problèmes, quand nous avons fait tant d'efforts. Quant à mollah Omar, s'il est à Quetta, qu'on nous dise où à Quetta !

 

A.C. : Utilisez vous des technologies modernes pour couper les Taliban du FATA du reste du Pakistan?

A.M.J.O. : Nous utilisons la technologie dont nous disposons. Nous n'avons pas de moyens d'espionnage électronique. Nous dépendons de nos amis de la coalition pour nous fournir les informations. Or les informations nous sont généralement livrées en retard. Si la coalition nous informait en temps réel, nous pourrions répondre avec plus d'efficacité, nos troupes étant postées de manière à pouvoir intervenir immédiatement.

 

A.C. : Quand avez-vous eu les dernières informations sur les mouvements d'Ayman Zawahiri ?

A.M.J.O. : Nous ne l'avons jamais localisé. Tout ce qui a été dit est le fruit de spéculations.

 

A.C. : Il a néanmoins été signalé à Damadola en janvier 2006...

A.M.J.O. : Des rumeurs de sa présence ont en effet circulé à ce propos. C'est la dernière fois que nous avons eu des informations jouissant d'un minimum de crédibilité.

 

A.C. : Avez-vous des informations concernant les mouvements d'Oussama Ben Laden ?

A.M.J.O. : Non, nous n'en avons pas !

 

A.C. : Selon certaines informations, en Afghanistan, des gouverneurs, nommés par le gouvernement, collaboreraient avec les Taliban. Que savez-vous à ce propos ?

A.M.J.O. : Je ne suis pas en mesure de répondre à des questions autres que de portée générale concernant l'Afghanistan.

 

A.C. : Hamid Karzaï a offert la réconciliation aux Taliban. Croyez vous que ce soit la bonne méthode pour pacifier le pays ?

A.M.J.O. : En Afghanistan, les opérations militaires durent depuis cinq ans sans qu'on en voit la fin. Entrer dans un processus de réconciliation pour essayer de résoudre les problèmes par des moyens politiques et pacifiques ne me paraît pas une mauvaise idée, au contraire. En tout cas, cela vaut la peine d'essayer. En cas de réussite, les effets ne pourraient qu'être positifs, pour l'Afghanistan et toute la région, autant sur le plan humain qu'économique. En cas d'échec, le recours aux moyens militaires reste une option ouverte.

 

A.C. : Croyez-vous qu'il soit possible de soumettre militairement les Taliban en Afghanistan ?

A.M.J.O. : Militairement ? Le prix en sera très élevé et les combats dureront très longtemps. Voyez-vous, vous m'avez demandé si des gouverneurs coopéraient en Afghanistan avec les Taliban. Sur ce point, je ne sais rien. Mais je suis sûr d'une chose : les Taliban agissent à partir de la zone pachtoune qui constitue la plus grosse partie du territoire afghan. Toutes les opérations ont lieu dans ces régions là. Même si les forces de la coalition s'efforcent de bien identifier leurs cibles, des " dommages collatéraux " sont inévitables. On a recensé de nombreuses erreurs de bombardements, des tirs contre des rassemblements de population au cours de fêtes, de mariages ou de cérémonies d'enterrements. Des enfants ont été touchés par erreur, des gens en prière dans les mosquées ont été confondus avec des membres d'Al Qaïda. Cela suscite la colère de la population qui se retourne contre le gouvernement et se rapproche des militants et des Taliban. Ces ralliements à l'opposition armée se généralisent. C'est comme une avalanche qui grossit contre les forces d'occupation. La rébellion se mue rapidement en un mouvement patriotique lié aux Taliban pour libérer le pays des forces d'occupation. Voilà comment je m'explique le développement du phénomène.

 

A.C. : Pourquoi le Président Hamid Karzaï a-t-il opté pour la méthode politique seulement maintenant ?

A.M.J.O. : Le Président Musharraf s'est rendu en Afghanistan le 6 septembre dernier. Il a fait part au Président Hamid Karzaï de notre souhait de parvenir à une solution politique. Bien sûr, nous accompagnons le processus d'une série de mesures de soutien, avec des programmes économiques, des projets de reconstruction mais aussi, en cas de nécessité, des opérations militaires. Plus tard, quand le Président Musharraf s'est rendu aux États-Unis, il a fait la même suggestion aux dirigeants américains. Le Président Bush a accepté l'idée. Le 27 septembre, s'est tenue une réunion entre les trois Présidents. La déclaration finale a affirmé la nécessité d'une grande " loïa jirga " pour parvenir à une solution politique.

 

A.C. : Certains éléments en Occident vous reprochent d'entretenir des relations de complicité avec les Taliban. Comment définissez-vous la nature de vos relations avec ces derniers ?

A.M.J.O. : En premier lieu, nous n'avons pas négocié avec les Taliban, je parle des Taliban pakistanais.

 

A.C. : Vous avez quand même des liens avec eux...

A.M.J.O. : Nos Taliban sont mal inspirés mais ils font partie de notre population. Nous leur parlons pour les ramener dans la bonne voie. Nous les invitons à renoncer au militantisme et à adhérer à un processus pacifique. Je ne vois là rien de négatif. On ne peut pas qualifier de complicité de telles relations. Je les assimile plutôt à des démarches destinées à prodiguer des conseils à ces gens-là.

 

A.C. : N'empêche, il semble qu'un malentendu se soit installé entre vous, d'une part, les États-Unis et le Président Hamid Karzaï, d'autre part...

A.M.J.O. : Il (NDT : le Président Hamid Karzaï) peut interpréter les choses comme il le veut. Je vous l'ai déjà dit: Il a échoué à contrôler son pays, il a échoué à étendre l'autorité de son gouvernement à tout le pays, il a échoué à défaire les Taliban et les militants, il a échoué à interdire la culture du pavot, il a échoué à réduire la corruption. Il n'a d'autorité sur les gens qu'à l'intérieur du mur d'enceinte de son palais de Kaboul. Alors, évidemment, pour lui, c'est facile de nous critiquer. Cela n'aide pas beaucoup l'Afghanistan.

 

A.C. : Quelle solution proposez-vous pour ramener la paix en Afghanistan ?

A.M.J.O. : D'abord appliquer la proposition évoquée plus haut conduisant à un processus politique. Il faut pour cela identifier les parties prenantes au conflit, les forces qui se sont mises en place contre le gouvernement afghan et les troupes de la coalition. Nous avons aussi besoin d'une entité neutre qui puisse servir de médiateur pour amener les parties en conflit autour de la table de négociation.

 

A.C. : Où comptez-vous trouver une entité neutre ? Dans la région ?

A.M.J.O. : Oui, c'est précisément ce sur quoi nous travaillons maintenant. Le processus de la " Jirga " afghane a été initié et l'Afghanistan a constitué une commission, un groupe de contact de 18 membres. Ces derniers travaillent à mettre sur pied les modalités de la "Jirga." De notre côté, au Pakistan, nous avons constitué une commission de huit membres dont je fais partie. Bientôt, les deux commissions vont se réunir afin de mettre au point le mécanisme de cette " Jirga. " A mon avis, cette entité neutre pourrait être afghane. Un accord pourra ensuite être négocié. Si des difficultés se présentent, le Pakistan pourra intervenir aux côtés des négociateurs. Nous sommes dans la définition des détails du processus mais, je peux vous dire, que cela fonctionnera en gros comme je viens de vous le décrire.

A.C. : Général Ali Mohammad Jan Aurakzai (Orakzai), je vous remercie pour ces informations.


NOTES

(1) L'interview a été réalisée début février 2007.
(2) Qui correspond aux fêtes chiites de l'Achoura, commémorant la mort du troisième Imam, Hussein, tué à la suite d'une attaque sunnite.
(3) Etait alors responsable de la DNI, chargée de superviser tous les services de renseignement des Etats-Unis.
(4) L'un des porte-parole des Taliban. Détenu par les autorités afghanes, il a fait ces déclarations dans des conditions non clarifiées.
(5) A proximité de la frontière pakistanaise, cette région abritait l'état-major de Ben Laden.
(6) L'opération Anaconda a été lancée en mars 2002.
(7) De l'aveu des Nations unies, les Talibans, après s'en être accommodés, étaient parvenus à réduire considérablement la production d'opium.

Centre de Recherches sur le terrorisme depuis le 11 septembre 2001
 www.recherches-sur-le-terrorisme.com

 

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