HISTOIRE
ÉTRANGES PARADOXES
DE SYKES-PICOT

juillet 2016

Il est une idée tenace au Moyen-Orient, reprise aujourd’hui par la propagande de Daech, des Russes et gobée par les nouveaux amis de ces derniers, que les accords Sykes-Picot auraient préparé les guerres de la région en ce début de XXIe siècle. Essayons de voir ce qu’il en est !

Au début de l’année 1916, alors en pleine Première Guerre mondiale, la France et la Grande-Bretagne sont en difficultés sur tous les fronts : la bataille de Verdun épuise l’armée française et les Britanniques viennent de perdre leur offensive face aux Turcs dans les Dardanelles.

 

LES ORIGINES DE SYKES-PICOT

Sans doute pour renforcer leur alliance, les Britanniques et les Français décident alors du partage entre eux de l’Empire ottoman qu’ils veulent détruire. Un accord est passé le 16 mai 1916 entre Sir Edward Grey, secrétaire d’État aux Affaires étrangères à Londres, et Paul Cambon, ambassadeur de notre pays dans la même ville. Sur la carte conservée dans les archives, on voit une ligne rouge et bleue partant du Sud Liban, suivant l’actuelle frontière entre la Syrie et la Jordanie puis, passant au sud de Mossoul, s’arrêtant à l’Iran. Au nord de cette ligne, les territoires qui devaient passer sous influence française, au sud, ceux qui doivent échoir à la Grande-Bretagne.

Ironie du sort, on oubliera les noms de Grey et Cambon au profit de ceux de Mark Sykes et François Georges-Picot, deux jeunes diplomates, l’un britannique l’autre français, chargés de finaliser le projet en dessinant les frontières.

 

LES PROMESSES BRITANNIQUES

Mais il fallait aux alliés faire feu de tout bois pour vaincre l’Empire ottoman. À cette fin, Sir Henry McMahon, haut-commissaire britannique en Égypte, promet au chérif Hussein Ibn Ali, gardien des lieux saints de l’islam et chef de la dynastie des Hachémites (*), de laisser ses fils régner sur des États arabes protégés par les Britanniques en échange d’une alliance contre les Ottomans. D’un autre côté, Lord Balfour s’engage en 1917 à autoriser la création d’un foyer juif en Palestine.

Carte de partage des zones de contrôle- Sykes-Picot 1916Ce qui restera à la mémoire collective sous le nom d’accord de Sykes-Picot correspond, il est vrai, en partie aux frontières des mandats français et britannique sur la région jusqu’aux indépendances après la Deuxième Guerre mondiale. Avec quelques différences cependant.
Outre les zones d’influence française et britannique, correspondant à la future Palestine une troisième zone est indiquée. Elle devait passer sous administration internationale, mis à part les ports d’Haïfa et d’Acre que le Royaume-Uni se réservait.

D’autre part, le nord de l’actuel Irak, la région du Kurdistan dont Mossoul occupe le centre, devait revenir à la France. Comme la partie de l’actuelle Turquie appelée Cilicie. Les choses allaient se passer différemment, largement aux dépens des Français.

CE QUI ADVINT DES ACCORDS DE SYKES-PICOT

D’abord, en 1919, Clémenceau cède aux Britanniques la région de Mossoul que ces derniers convoitent en raison de sa richesse en pétrole. Ce n’est pas tout, il admet aussi l’autorité de Londres sur la Palestine. Tout cela pour que la France conserve la Syrie... qu’elle avait déjà ! « Le Père la Victoire » savait peut-être gagner la guerre mais comme négociateur il n’était pas brillant.

Les Traités de Versailles et de Sèvres (28 juin 1919 et 10 août 1920) reprennent ces dispositions. Elles déplaisent aux Turcs qui, sous la direction de Mustafa Kemal (Atatürk) repartent
en guerre et chassent les Français de Cilicie. Le traité de Lausanne, en juillet 1923, entérinera la situation.

Ce n’est pas terminé ! Les Arabes, menés par la dynastie hachémite maîtresse de La Mecque, croient qu’ils vont pouvoir bâtir leur propre royaume au Moyen-Orient. C’est le mythe de l’unité arabe dont les Britanniques ont su jouer pour rallier les tribus en se servant entre autres de Laurence d’Arabie.

Certes ils vont installer deux fils du Hachémite Hussein Ibn Ali, l’un, Fayçal, à la tête de l’Irak, l’autre, Abdallah, sur le trône de la Transjordanie.

Mais une autre dynastie arabe nourrit ses propres ambitions. Celle des Saoud. Au XVIIIe siècle, le clan des Saoud s’était allié à un prédicateur intégriste, Mohammad Ibn Abdelwahab, fondateur de l’idéologie nommée wahhabisme. Se servant de la religion et prônant le « jihad » sixième pilier de l’islam, ils partirent à la conquête de la péninsule arabique. Avec une violence extrême ils soumirent des tribus et multiplièrent les raids contre les régions contrôlées alors par l’Empire ottoman.

Le 14 octobre 1924, profitant de la disparition de ce dernier et de l’éloignement des Britanniques, ils s’emparaient de La Mecque. Chassant Hussein Ibn Ali du Hedjaz, ils s’instituèrent à sa place Gardiens des Lieux saints.

LES BRITANNIQUES SE SONT JOUÉS DES FRANÇAIS

Ainsi constate-t-on qu'en dépit de la légende, les Britanniques ont tenu leur parole dans les régions sous leur influence en installant les Hachémites. À l’analyse, ce sont les Saoudiens qui ont coupé l’herbe sous le pied à l’unité arabe en prenant le contrôle de l’Arabie.

Les Français, en revanche, se sont mis hors jeu dès le départ. Intéressés par les seuls Syrie et Liban, où ils entretenaient des relations privilégiées avec les chrétiens maronites, ils n’ont pas su prévoir l’intérêt du pétrole dont la région de Mossoul regorgeait.

Les Britanniques, pour leur part, se sont assuré une continuité territoriale, allant de la Méditerranée au Golfe arabo-persique, s’ouvrant ainsi l’accès à la plus forte concentration pétrolière de la planète.

Si ces manoeuvres diplomatiques sont aujourd’hui d’un intérêt secondaire pour nous, depuis l’indépendance de tout ces pays, elles n’en sont pas moins révélatrices de la faiblesse, que dis-je, de l’ignorance des dirigeants français d’alors en matière de géopolitique. Tendance qui, craignons-nous, ne s’est pas inversée depuis.

 

DU CHOIX DU TRACÉ DES FRONTIERES

Reste à se demander si les frontières dessinées par les traités mettant fin à la Première Guerre mondiale sont compatibles, humainement parlant, avec les disparités communautaires de la région.

Premier principe : les frontières ne sont jamais parfaites dans le sens où elles ne parviennent jamais à rassembler des populations homogènes. À cela deux raisons. D’une part dans un territoire donné et réputé homogène, il existe toujours des isolats communautaires qui se sentent dépossédés placés sous l’autorité de la majorité ethnique. Par exemple les Assyriens et autres chrétiens en zones kurdes, les minorités arabes ou les Peulhs, en pays d’implantation touarègue au Mali etc... D’autre part, l’Histoire a fait son oeuvre. La France, sur ce plan est un bel exemple : les Basques sont partagés entre l’Espagne et la France, les Flamands entre cette dernière et la Belgique, la Catalogne a été amputée de sa partie française en 1659 etc...

Deuxième principe : la quête de l’homogénéité ethnique est un mythe qui suscite des conflits et des déplacements de populations toujours douloureux. Il n’est pour s’en convaincre que de se rappeler de l’exode provoqué par le FLN après la guerre d’Algérie. Si, d’un côté, il convient de ne pas générer des mouvements massifs d’immigrations allogènes pour éviter de générer des conflits, il est aussi nécessaire de laisser prospérer une petite proportion de populations ethniquement différentes pour se garder du repli sur soi. Tout est dans l’art de trouver l’équilibre.

Troisième principe : Il est souhaitable qu’un État en construction soit organisé autour d’un coeur historique fédérateur. Au Moyen-Orient, c’est le cas du Liban, avec sa côte anciennement phénicienne, et de la Syrie avec Damas, autrefois capitale des Omeyyades. Cela aurait pu l’être avec l’Irak centré sur Bagdad, capitale des Abbassides. Mais ce pays est voué aux tensions entre sunnites, chiites et Kurdes, faute d’un pouvoir fort et rassembleur.

Avec ou sans les accords Sykes-Picot, les frontières du Moyen-Orient se seraient peut-être formées de manière différente mais, alors, avec beaucoup plus de violence sur une plus longue durée.

En outre, si l’aspect ethnique pèse de son poids dans la crise actuelle, en particulier avec les Kurdes, on voit les principaux moteurs de celle-ci le jihadisme, le comportement tyrannique d’États comme la Syrie et les visées impérialistes de pays comme l’Iran et la Turquie.


En clair, même si les Occidentaux ne sont pas exempts de reproches, reporter sur eux seuls la responsabilité de la crise moyen-orientale, à cause des accords de Sykes-Picot, est injuste.

Jean Isnard

Note

* Les Hachémites sont un clan tribal descendant du grand-père de Mahomet.

Centre de Recherches sur le Terrorisme depuis le 11 septembre 2001
www.recherches-sur-le-terrorisme.com

 

 
Retour Menu
Retour Page d'Accueil