Au début
de lannée 1916, alors en pleine Première
Guerre mondiale, la France et la Grande-Bretagne sont en difficultés
sur tous les fronts : la bataille de Verdun épuise larmée
française et les Britanniques viennent de perdre leur
offensive face aux Turcs dans les Dardanelles.
LES ORIGINES DE SYKES-PICOT
Sans doute pour renforcer leur alliance,
les Britanniques et les Français décident
alors du partage entre eux de lEmpire
ottoman quils veulent détruire. Un accord
est passé le 16 mai 1916 entre Sir Edward Grey,
secrétaire dÉtat aux Affaires étrangères
à Londres, et Paul Cambon, ambassadeur de notre
pays dans la même ville. Sur la carte conservée
dans les archives, on voit une ligne rouge et bleue partant du
Sud Liban, suivant lactuelle frontière entre la
Syrie et la Jordanie puis, passant au sud de Mossoul,
sarrêtant à lIran. Au nord de
cette ligne, les territoires qui devaient passer sous influence
française, au sud, ceux qui doivent échoir à
la Grande-Bretagne.
Ironie du sort, on oubliera les noms
de Grey et Cambon au profit de ceux de Mark Sykes
et François Georges-Picot, deux jeunes diplomates,
lun britannique lautre français, chargés
de finaliser le projet en dessinant les frontières.
LES PROMESSES BRITANNIQUES
Mais il fallait aux alliés
faire feu de tout bois pour vaincre lEmpire ottoman.
À cette fin, Sir Henry McMahon, haut-commissaire
britannique en Égypte, promet au chérif
Hussein Ibn Ali, gardien des lieux saints de lislam
et chef de la dynastie des Hachémites (*), de laisser ses fils régner sur des
États arabes protégés par les Britanniques
en échange dune alliance contre les Ottomans.
Dun autre côté, Lord Balfour sengage
en 1917 à autoriser la création dun
foyer juif en Palestine.
Ce
qui restera à la mémoire collective sous le nom
daccord de Sykes-Picot correspond, il est vrai,
en partie aux frontières des mandats français et
britannique sur la région jusquaux indépendances
après la Deuxième Guerre mondiale. Avec
quelques différences cependant.
Outre les zones dinfluence française et britannique,
correspondant à la future Palestine une troisième
zone est indiquée. Elle devait passer sous administration
internationale, mis à part les ports dHaïfa
et dAcre que le Royaume-Uni se réservait.
Dautre part, le nord de lactuel
Irak, la région du Kurdistan dont Mossoul
occupe le centre, devait revenir à la France. Comme
la partie de lactuelle Turquie appelée Cilicie.
Les choses allaient se passer différemment, largement
aux dépens des Français.
CE QUI ADVINT DES
ACCORDS DE SYKES-PICOT
Dabord, en
1919, Clémenceau cède aux Britanniques
la région de Mossoul que ces derniers convoitent
en raison de sa richesse en pétrole. Ce nest pas
tout, il admet aussi lautorité de Londres sur la
Palestine. Tout cela pour que la France conserve la Syrie...
quelle avait déjà ! « Le Père
la Victoire » savait peut-être gagner la guerre
mais comme négociateur il nétait pas brillant.
Les Traités
de Versailles et de Sèvres (28 juin 1919 et
10 août 1920) reprennent ces dispositions. Elles déplaisent
aux Turcs qui, sous la direction de Mustafa Kemal (Atatürk)
repartent
en guerre et chassent les Français de Cilicie.
Le traité de Lausanne, en juillet 1923, entérinera
la situation.
Ce nest pas
terminé ! Les Arabes, menés par la dynastie
hachémite maîtresse de La Mecque, croient
quils vont pouvoir bâtir leur propre royaume au Moyen-Orient.
Cest le mythe de lunité arabe dont les Britanniques
ont su jouer pour rallier les tribus en se servant entre autres
de Laurence dArabie.
Certes ils vont installer
deux fils du Hachémite Hussein Ibn Ali, lun,
Fayçal, à la tête de lIrak,
lautre, Abdallah, sur le trône de la Transjordanie.
Mais une autre dynastie
arabe nourrit ses propres ambitions. Celle des Saoud.
Au XVIIIe siècle, le clan des Saoud sétait
allié à un prédicateur intégriste,
Mohammad Ibn Abdelwahab, fondateur de lidéologie
nommée wahhabisme. Se servant de la religion
et prônant le « jihad » sixième
pilier de lislam, ils partirent à la conquête
de la péninsule arabique. Avec une violence extrême
ils soumirent des tribus et multiplièrent les raids contre
les régions contrôlées alors par lEmpire
ottoman.
Le 14 octobre
1924, profitant de la disparition de ce dernier et de léloignement
des Britanniques, ils semparaient de La Mecque. Chassant
Hussein Ibn Ali du Hedjaz, ils sinstituèrent
à sa place Gardiens des Lieux saints.
LES BRITANNIQUES
SE SONT JOUÉS DES FRANÇAIS
Ainsi constate-t-on
qu'en dépit de la légende, les Britanniques
ont tenu leur parole dans les régions sous leur influence
en installant les Hachémites. À lanalyse,
ce sont les Saoudiens qui ont coupé lherbe sous
le pied à lunité arabe en prenant le contrôle
de lArabie.
Les Français,
en revanche, se sont mis hors jeu dès le départ.
Intéressés par les seuls Syrie et Liban,
où ils entretenaient des relations privilégiées
avec les chrétiens maronites, ils nont pas su prévoir
lintérêt du pétrole dont la région
de Mossoul regorgeait.
Les Britanniques,
pour leur part, se sont assuré une continuité territoriale,
allant de la Méditerranée au Golfe arabo-persique,
souvrant ainsi laccès à la plus forte
concentration pétrolière de la planète.
Si ces manoeuvres
diplomatiques sont aujourdhui dun intérêt
secondaire pour nous, depuis lindépendance de tout
ces pays, elles nen sont pas moins révélatrices
de la faiblesse, que dis-je, de lignorance des dirigeants
français dalors en matière de géopolitique.
Tendance qui, craignons-nous, ne sest pas inversée
depuis.
DU CHOIX DU TRACÉ
DES FRONTIERES
Reste à se
demander si les frontières dessinées par les traités
mettant fin à la Première Guerre mondiale
sont compatibles, humainement parlant, avec les disparités
communautaires de la région.
Premier principe
: les
frontières ne sont jamais parfaites dans le sens où
elles ne parviennent jamais à rassembler des populations
homogènes. À cela deux raisons. Dune part
dans un territoire donné et réputé homogène,
il existe toujours des isolats communautaires qui se sentent
dépossédés placés sous lautorité
de la majorité ethnique. Par exemple les Assyriens
et autres chrétiens en zones kurdes, les minorités
arabes ou les Peulhs, en pays dimplantation touarègue
au Mali etc... Dautre part, lHistoire a fait
son oeuvre. La France, sur ce plan est un bel exemple
: les Basques sont partagés entre lEspagne
et la France, les Flamands entre cette dernière
et la Belgique, la Catalogne a été
amputée de sa partie française en 1659 etc...
Deuxième
principe :
la quête de lhomogénéité ethnique
est un mythe qui suscite des conflits et des déplacements
de populations toujours douloureux. Il nest pour sen
convaincre que de se rappeler de lexode provoqué par le FLN après la guerre
dAlgérie. Si, dun côté, il
convient de ne pas générer des mouvements massifs
dimmigrations allogènes pour éviter de générer
des conflits, il est aussi nécessaire de laisser prospérer
une petite proportion de populations ethniquement différentes
pour se garder du repli sur soi. Tout est dans lart de
trouver léquilibre.
Troisième
principe :
Il est souhaitable quun État en construction soit
organisé autour dun coeur historique fédérateur.
Au Moyen-Orient, cest le cas du Liban, avec
sa côte anciennement phénicienne, et de la Syrie
avec Damas, autrefois capitale des Omeyyades. Cela aurait pu
lêtre avec lIrak centré sur
Bagdad, capitale des Abbassides. Mais ce pays est voué
aux tensions entre sunnites, chiites et Kurdes, faute dun
pouvoir fort et rassembleur.
Avec ou sans les
accords Sykes-Picot,
les frontières du Moyen-Orient se seraient peut-être
formées de manière différente mais, alors,
avec beaucoup plus de violence sur une plus longue durée.
En outre, si laspect
ethnique pèse de son poids dans la crise actuelle, en
particulier avec les Kurdes, on voit les principaux moteurs
de celle-ci le jihadisme, le comportement tyrannique dÉtats
comme la Syrie et les visées impérialistes de pays
comme lIran et la Turquie.
En clair, même si les Occidentaux ne sont pas exempts
de reproches, reporter sur eux seuls la responsabilité
de la crise moyen-orientale, à cause des accords de Sykes-Picot,
est injuste.
Jean Isnard
Note
* Les Hachémites sont un
clan tribal descendant du grand-père de Mahomet.
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